Révélations de la justice américaine – 1 : Désinformation, USA et Russie [06/09/2024]

La Russie avait déployé un réseau de sites ayant vocation à imiter des sites instiutionnels pour désinformer : c’était l’opération Doppelganger. Découverte par le gouvernement français en 2023 (2), la justice américaine s’y est attaquée, amenant d’intéressant développements.

L’offensive de l’administration américaine

Début septembre 2024, le ministère de la justice américaine (DOJ) a annoncé la saisie de 32 noms de domaines utilisés pour cette opération. Plusieurs entreprises russes étaient à la manoeuvre sous la direction et le contrôle de la Russian Presidential Administration : Social Design Agency (SDA), Structura National Technology (Structura) et Autonomous Non-Profit Organization Dialog (ANO Dialog) :

« Sous la direction de Poutine, les sociétés russes SDA, Structura et ANO Dialog ont eu recours au cybersquatting, à des influenceurs fabriqués et à de faux profils pour promouvoir secrètement de faux récits générés par l’IA sur les réseaux sociaux. Ces récits ciblaient des données démographiques et des régions spécifiques des États-Unis dans un effort calculé visant à renverser notre élection. » (Procureur général adjoint Lisa Monaco) (1)

En somme ils utilisaient des stratégies de marketing digital modernes.

Le Rossiya Segodnya media group et cinq de ses filiales (RIA Novosti, RT, TV-Novosti, Ruptly et Sputnik) ont été identifiés comme opérations étrangères. (3)

L’administration fiscale américaine (Department of the Treasury’s Office of Foreign Assets Control) quant à elle a désigné 10 individus liés à ces organisations comme représentant l’effort de Moscou d’influencer les élections présidentielles de 2024. (3)

Quelques organisations concernées

Il est intéressant de noter que les organisations poursuivies sont privées. Voici celles qui sont détaillées par le communiqué de presse du trésor américain. (4)

Autonomous Non-Profit Organization Dialog (ANO Dialog)

ANO Dialog est, comme son nom l’indique « non profit ». Elle a été fondée en 2019 par le gouvernement de la ville de Moscou et utilise l’intelligence artificielle. Elle est dirigée par Vladimir Grigoryevich Tabak, qui a occupé plusieurs positions dans l’administration présidentielle russe. En 2022, Tabak a discuté du succès de l’opération Doppelgänger avec un cadre du gouvernement russe.

A l’automne 2023, l’organisation a été sanctionnée par l’UE pour son rôle comme propriétaire et gérant du site « War on Fakes », qui diffusait justement des deepfakes. En mai 2024 encore, les cadres de cette organisation ont discuté avec des officiels russes sur la création de bots pour l’élection américaine de 2024. (4)

Russia Today

Russia Today est l’un des médias membres du « Rossiya Segodnya media group« . Elle s’est enregistrée comme « agent d’un gouvernement étranger » en 2017. En 2024, ses cadres ont commencé « un effort pour recruter de naïfs influenceurs américains ». Son groupe inclut Parmi ces cadres : Margarita Simonovna Simonyan, Elizaveta Yuryevna Brodskaia, Anton Sergeyvich Anisimov, Andrey Vladimirovich Kiyashko, Konstantin Kalashnikov et Elena Mikhaylovna Afanasyeva. (4)

RaHDit

RaHDit est un groupe d’hacktivistes pro-russes dirigés par Aleksey Alekseyevich Garashchenko, agent du FSB lorsqu’il créa le groupe. Anastasia Igorevna Yermoshkina le seconde et Aleksandr Vitalyevich Nezhentsev travaille avec Garashchenko et développe des outils informatiques utilisés par le FSB. (4)

Les différents projets

Le DOJ a diffusé des documents internes décrivant des stratégies des organisations russes : Good Old USA Project, Guerilla Media Campaign et U.S. Social Media Influencers Network Project. (1)

Dans ces documents, les républicains sont notés comme U.S. Political Party A et Trump comme Candidate A et les démocrates comme U.S. Political Party B et Biden comme Candidate B.

Guerilla Media Campaign

Analyse politique

Le document (6) commence par une analyse de la situation politique américaine. Pour les auteurs, la situation de l’information aux Etats-Unis est très spécifique dans le monde occidental en raison de la polarisation extrême entre les supporters des deux partis. Ils estiment que les démocrates sont des globalistes de gauche et d’extrême gauche qui promeuvent « la perversion de la morale traditionnelle et des valeurs religieuses » alors que les républicains sont des « gens normaux dont la priorité est de préserver les traditions de l’ « American Way Of Life ». Les démocrates compteraient aussi des personnes de couleurs et supporters de la « discrimination positive », tandis que les républicains seraient victime de discrimination par les personnes de couleur.

Si Biden serait le représentant du principal groupe, il serait approuvé par seulement 40% des citoyens américains et que, si Trump est populaire dans l’électorat républicain, essentiellement chez les blancs pauvres, il n’est pas soutenu par le leadership du parti.

Ils admettent explicitement : « Aucun des politiciens américains, incluant ceux significativement opposés au président sortant, peut être considéré pro-russe ou pro-poutine. » Néanmoins, une idée répandue chez les républicains serait que Biden et son gouvernement dépensent trop pour soutenir l’Ukraine. Ceci dans un contexte d’appauvrissement des blancs pauvres et où ceux recevant l’assistance publique sont relativement privilégiés. Enfin, les médias américains seraient à 75% démocrates.

Stratégie

Le postulat de base est : « Il est évident qu’essentiellement seuls les réseaux sociaux peuvent fonctionner comme source d’information. En même temps, la dissémination sans censure est possible seulement sur Biden. » Il faudrait donc créer des comptes périssables pour le travail par commentaires. Pour les vidéos, les comptes devraient rester en dessous de 100 000 abonnés pour rester sous les radars.

Les « produits informationnels » diffusés seraient des posts, des commentaires sur les réseaux sociaux, des mèmes et des vidéos, « incluant des nouvelles dans le style de Fox News ».

Le travail s’organiserait en 4 pôles : le premier pour la veille, le second pour la production de textes (« 8-10 posts basiques, 40-60 commentaires »), le troisième pour des mangas (3-4 visuels par jour) et vidéos (3-4/jour).

Une précision est importante :

« Pour que ce travail soit efficace, vous devez utiliser un minimum de fausses information et un maximum d’informations réalistes. En même temps, vous devez continuellement répéter que c’est ce qui arrive réellement, mais que les médias officiels ne vont jamais le dire ou le montrer. »

U.S. Social Media Influencers Network Project

Le document (6) présente un projet ayant pour objet de « créer des plaforms sur les réseaux sociaux américains pour renforcer les sentiments pro-russes ». Ses auteurs estiment que seul Twitter pourrait être utilisé aux États-Unis, Facebook/Instagram collaborant avec la NSA. Ils observent que les républicains ayant un agenda « relativement pro-russe », ils pourraient poser comme d’ardents militants et « relayer la part de leur agenda qui coincide avec le leur. Un exemple serait le soutien militaire et financier à l’Ukraine. En même temps, il est important de comprendre que la quantité de « contenu très résonant » et de sujets polémiques ne devrait pas excéder 20% du volume total des publications. »

Concrètement, il s’agirait de « créer 200 comptes Twitter, 2 dormants et deux actifs dans chacun des 50 états américains. Les actifs représenteraient des « individus fictifs qui supportent activement le parti Républicain et représentent une ‘communauté d’activistes locaux’. La veille va principalement collecter les nouvelles locales avec une couverture occasionnelle des fédérales et internationales. Un nombre approximatif des publications journalières seraient de 3-4 sur son ‘feed’ et 6-9 commentaires et reposts. Les comptes dormants seront maintenu moins intensivement et utilisés si les comptes actifs sont bloqués. »

Sur le plan technique, ils dissimuleraient leurs traces en utilisant des VPN avec des serveurs localisés aux États-Unis. Ils espèrent rassembler 30-50K followers en 2-3 mois, 100-200K en 6 mois et un million en un an.

L’influence des influenceurs : le Good Old USA Project

Analyse politique

Le document (5) commence par une analyse de l’attitude des États-Unis vis-à-vis de la Russie. Les auteurs observent que si elle est hostile, des américains ont tendance à penser que le pays devrait se focaliser sur les issues domestiques plutôt que d’envoyer de l’argent à l’Ukraine. Cet envoi, soutenu par les démocrates, serait critiqué par les républicains. Ainsi, « Il faut sens pour la Russie de consacrer un effort maximal pour que le point de vue du parti Républicain (et surtout les opinions des soutiens de Trump) gagne l’opinion publique. »

La stratégie

L’objectif était d’augmenter le nombre d’américains qui croient que les États-unis ont fait trop pour soutenir l’Ukraine et que la guerre devrait être terminée aussi vite que possible, même au prix de concessions territoriales par l’Ukraine ; et de diminuer le taux de confiance envers Biden jusqu’à 29%.

Les cibles sont les habitant des « swing states » (les états pouvant pencher d’un côté ou de l’autre), les résidents d’états conservateurs, les citoyens d’origine hispanique, les américains juifs et les communautés de gamers.

Les canaux seront Facebook, Instagram, Youtube, X et Reddit pour éviter la censure.

La boite à outils

Ils présentent ensuite la « boite à outils » du projet. Elle consistait à

  • créer des chaines youtube de soutien à Trump avec du contenu viral (« Musique, humour, jolies filles, etc. »);
  • créer des groupes de supporter pro-Trump ;
  • créer des « groupes dormants », qui publient des news modérées pour attirer des voteurs indécis ;
  • diffuser des campagnes massives de commentaires et de memes sur X et Facebook ;
  • des campagnes de publicité ciblées sur Facebook et Instagram ;
  • de travailler avec les influenceurs (acteurs, politiciens, experts, représentants des médias, activistes, membres du clergé …) sous différents formats.

C’est ce dernier point qui est le plus intéressant et a été approfondi par la justice américaine dans l’affaire Tenet Media.