Bonnet d'ane

« Mais qu’il est bête ! » Ou de l’intérêt en politique

« Mais qu’il est bête ! » Un vert dit que le nucléaire pollue ? Quel imbécile ! Un anticapitaliste dit une autre absurdité sur l’économie ? Quelle andouille ! Un militant FN dit une énormité sur la politique pénale ? Quel âne ! Il est rare d’écouter les discussions publiques sans lire de tels propos. Pourtant, c’est en réalité avoir beaucoup d’idées fausses sur les incitations des politiciens.

Ils ont en effet une myriade de bonnes raisons de dire, très intelligemment, des choses évidemment fausses.

Apporter de la valeur à son électorat

Tout d’abord, l’objectif le plus évident, est d’apporter quelque chose à l’électorat qui croit cette chose fausse (ou un de ses implicites). Par exemple, prenons le propos absurde est « le développement de la biodynamie est bloqué par le lobby agrochimique ». Il peut satisfaire tant ceux qui pensent que c’est vrai que ceux qui, sans avoir d’avis dessus, pensent que le « lobby » des grandes industries est à la source de la plupart des dissonances entre ce qui est et ce qui devrait être.

Pas besoin de trop élaborer, je pense que tout le monde comprend l’idée: il s’agit de flatter une partie de l’électorat, de déclencher chez lui une réaction cognitive « positive » qu’il rattachera au politicien. « Ah, lui je l’aime bien, il parle vrai ! » « Enfin un qui n’hésite pas à dire les choses ! »

En langage marchand, on parle d’apporter de la valeur (= quelque chose qui sera valorisé), de proposition de valeur, et c’est vraiment le référentiel qu’il faut garder en tête: il vend ce petit bout de sentiment, de satisfaction personnelle, de « feel good », en échange du fait d’y être associé.

Rendre complice

De manière générale, il y a une naïveté extraordinaire autour de l’intérêt qu’il y a à faire sciemment et sans intérêt évident du mal. Beaucoup pensent en effet qu’il faudrait pour cela être profondément méchant pour cela. En réalité, c’est probablement l’un des leviers les plus efficaces de manipulation et l’un des plus utilisés en politique.

Vous avez bien sûr la logique de l’escalade d’engagement ou le « Sunk cost effect » : plus vous investissez, plus vous êtes enclin à réinvestir. Néanmoins, ça va plus loin. Le principe est de rendre les gens complices de ses méfaits et de les coincer sur le plan individuel comme social.

Imaginez un militant antivaccin qui a convaincu son conjoint et éduqué ses enfants selon la croyance que les vaccins sont une création de BigPharma pour rendre tout le monde malade et toute la mythologie autour de ces délires. Comment sa vie changerait s’il réalisait ses erreurs ? Quelle image aurait-il de lui, qui aura pensé ces absurdités, menti à sa femme et ses enfants pour son propre intérêt ?

S’il en prend conscience, il sera coincé: soit il l’exprime et c’est toute sa cellule familiale qui est en danger, soit il le tait et doit alors vivre en feignant de continuer à penser ses idioties, en se voyant ainsi mentir à sa femme et à ses enfants. Il est donc fortement incité à ne surtout pas en prendre conscience et combattre activement tout ce qui pourrait l’y amener.

Ainsi, en rendant son client complice de ses exactions, le politicien réussit à fixer durablement son opinion. Il y a évidemment des effets pervers, que je développerai en parlant des coùts de ces mécaniques pour les systèmes les implémentant, mais la vie politique française nous montre que ça marche extrêmement bien.

Le développement du « consommateur-prescripteur » avec le net a été une révolution pour le marketing. Ce développement du consommateur-complice pourrait en être une autre.

L’intérêt du bullshit comme principe organisationnel

Nous avons vu ici l’aspect marchand vis-à-vis de l’extérieur, sous l’angle de la vente. Toutefois, raconter des âneries et les intégrer dans le discours officiel peut aussi avoir un intérêt organisationnel.

Tout le monde sait bien que l’intérêt du manager n’est pas toujours celui de l’organisation, qui n’est pas non plus celui de la société. Par exemple, un politicien peut parfaitement rendre service à un autre parti avant de le rejoindre. On peut aussi penser au pantouflage extraordinaire de l’ancien chancelier Allemand, Gerard Schröder, qui a poussé l’Allemagne dans une relation d’interdépendance avec la Russie avant d’être embauché par Gazprom

Dans l’organisation elle-même, le bullshit peut permettre de régir les relations. On peut en effet le voir comme une sorte de code secret. Imaginez vous êtes un dirigeant: vous dites une énormité. Le but sera de tester les réponses: les employés qui sont au courant vont jouer le jeu, ceux qui ne le sont pas ou qui ne veulent pas jouer le jeu sont révélés. Ainsi, le fait de savoir quels sont les discours qu’il ne faut pas questionner devient une sorte de secret commun définissant le pouvoir.

Dans certaines organisations, ce genre de logique est centrale pour choisir qui promouvoir. Imaginons une ONG qui vend du bullshit à leur base militante. Elles se retrouvent donc avec des militants qui croient sincèrement à des âneries, mais plus on s’élève dans la hiérarchie, moins on a d’illusions (logique, ce sont eux qui les conçoivent). Il serait dramatique d’élever un militant convaincu: son système de croyance s’effondrerait et il aurait toutes les chances de partir en vrille et révéler l’imposture. A la place, il suffit d’élever ceux qui ont compris le jeu de dupes et qui montrent qu’ils s’en moquent.

C’est un exemple, mais la puissance de cette mécanique est probablement infinie (et très largement répandue, dans toutes sortes d’organisations).

Une présomption difficile à comprendre

Une fois vu ceci, on comprend rétrospectivement mal les prémisses: pourquoi les gens pensent que dire quelque chose d’évidemment faux est être stupide ? Il y a, en plus, des effets pervers : imaginez quelqu’un que vous estimez humainement et intellectuellement fait cette présomption. Est-ce qu’elle n’aurait pas de bonnes raisons de la faire ? Ainsi, elle va répandre l’idée qu’il y aurait de bonnes raisons de faire confiance au politicien disant n’importe quoi. Cette présomption indue est en fait un piège pour ceux qui ont une vision trop niaise de notre société.

Au final, les idiots dans l’affaire ne seraient-ils pas ceux qui présument (en dépit du bon sens) la parfaite intégrité de ceux qui disent des absurdités ?


Pour aller plus loin, je développe ce thème dans Et si la politique était une économie du bullshit ?)

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