[Livre] Monsanto Papers: le vrai scandale
On parle souvent des Monsanto Papers comme de la révélation des méfaits de Monsanto et de la compromission des agences sanitaires. En réalité, il n’en est rien. Cette image publique, si répandue, est en réalité le fruit d’une désinformation mise en œuvre par quelques acteurs, qui ont su jouer avec les mécaniques de la presse pour avoir une couverture médiatique extraordinaire. C’est ce que j’ai découvert en analysant 519 articles francophones ayant couvert cette affaire ; et ce que je vais démontrer dans ce livre.
Les Monsanto Papers
Mais commençons par le début : que sont les Monsanto Papers, quelle a été leur présentation médiatique et quelle est leur réalité ?
On peut classer les Monsanto Papers en fonction du type d’argument qu’ils étayent. J’ai identifié plusieurs grandes catégories :
- Monsanto aurait su que son pesticide était cancérigène depuis les années 80. C’est le thème de la connaissance du risque.
- L’entreprise aurait influencé la recherche en générant des recherches insidieusement (c’est le thème du ghostwriting) et en faisant rétracter l’étude Séralini.
- Outre cette influence indirecte sur les avis des agences sanitaires, elle les aurait influencés directement. C’est le thème des liens avec l’U.S. Environmental Protection Agency(EPA).
- Enfin, Monsanto aurait eu une stratégie d’influence, notamment à travers la campagne ‘Let nothing go’, qui est assimilée aux Monsanto Papers (MP).
Tous les éléments relevés sont faux ou induisent en erreur. Prenons comme exemple l’un des cas les plus importants : l’affaire Parry. En 1999, Monsanto a demandé à un chercheur, James Parry, un rapport sur la génotoxicité du glyphosate. La conclusion du chercheur identifiait un risque pour le glyphosate et il demandait davantage d’études. Des communications de cadres de la firme laissent supposer qu’elle aurait refusé. Cela a été présenté par la presse comme la preuve que Monsanto aurait eu, à travers ce rapport, connaissance du caractère cancérigène du glyphosate.
En réalité ce fameux rapport n’est que l’analyse de 4 articles et est extrêmement mesuré :
« Les données globales fournies par les quatre publications apportent des preuves à l’appui d’un modèle selon lequel le glyphosate est capable de produire une génotoxicité à la fois in vivo et in vitro par un mécanisme basé sur les dommages oxydatifs. S’il est confirmé, ce mécanisme de dommages génétiques serait produit à des concentrations élevées de l’herbicide et n’interviendrait que lorsque les mécanismes de protection anti-oxydants de la cellule sont dépassés. » (traduit de l’anglais)
Il propose de confirmer plusieurs points : le rôle des composants du mélange ; si l’activité génotoxique observée est causée par un stress oxydatif et si elle peut être réduite par des anti-oxydants. Des études faisant suite à ses suggestions seront d’ailleurs réalisées.
Néanmoins, l’approximation de ceux qui ont présenté l’affaire, Stéphane Foucart et Stéphane Horel, va être reprise en boucle par des dizaines d’articles : Monsanto aurait su dès 1999 que le glyphosate était cancérigène ou « s’inquiétait sérieusement, dès 1999, du potentiel mutagène du glyphosate ».
Les petites erreurs vont ensuite s’agréger pour en former de plus grandes. La présentation trompeuse de l’affaire Parry aura entretenu le narratif selon lequel Monsanto aurait eu connaissance du risque, erreur qui a elle-même étayé le narratif selon lequel Monsanto aurait travaillé à influencer les agences sanitaires.
Globalement, tous ces éléments trompeurs convergent, vers une seule fin : dénigrer les agences sanitaires, dont les avis ne sont pas compatibles avec le narratif anti-glyphosate, dont nous allons parler maintenant.
Discours antiglyphosate
À ce stade, certains pourraient me reprocher l’emploi, si tôt, du terme de « désinformation », au lieu de « mésinformation », le premier supposant une intention de tromper que certains pourraient juger ne pas être assez claire. Néanmoins, tout doute disparaît quand on met en évidence les liens entre la tromperie autour des Monsanto Papers (MP) et les discours antiglyphosates plus anciens, comme l’exagération de la portée de l’avis du CIRC.
Le CIRC (Centre International de Recherche contre le Cancer, une organisation rattachée à l’OMS) a classé le glyphosate 2A, c’est-à-dire « cancérigène probable ». Cela a déchaîné le lobby antiglyphosate, qui n’a cessé depuis d’exagérer la portée de cet avis. On retrouve largement cette exagération dans notre corpus : c’est la fondation même de toute la désinformation sur les Monsanto Papers.
Cette exagération porte d’une part sur la nature de cet avis, qui est présenté comme équivalent, voire supérieur, à ceux des agences sanitaires ; et d’autre part sur la portée de l’avis, constamment présenté comme s’il s’agissait de la preuve de la cancérogénicité du glyphosate.
Paradoxalement, Stéphane Foucart (journaliste du Monde qui, avec Stéphane Horel, est à l’origine de >90 % des éléments sur les Monsanto Papers en France) nous avait présenté le sujet de manière très pertinente … en 2015 :
« Purement informatifs, ces avis n’ont pas valeur réglementaire : ils ne peuvent conduire en eux-mêmes à l’interdiction ou à la régulation d’une substance. « Nous ne faisons pas de l’évaluation des risques mais de l’identification des risques, rappelle-t-on au CIRC. Notre avis ne dit pas si la population générale court un risque du fait de telle ou telle substance, cela c’est le travail des agences de sécurité sanitaire. » »
Stéphane Foucart, « Le désherbant Roundup classé cancérogène », Le Monde, 25/03/2015 ; Notez que c’est la seule fois où il le dit. Par la suite, il va constamment présenter l’avis du CIRC sur un pied d’égalité avec l’avis des agences sanitaires. Ainsi, dans son article suivant sur le sujet, il présente cet argument comme une « tentative de relativiser » (= une stratégie pour minimiser) de l’EFSA (Stéphane Foucart, « Roundup, l’herbicide qui sème la discorde », Le Monde, 20/10/2015). Ce sera le même ton pour les suivants.
De plus, il faut rappeler que cet avis ne parle que d’une « probable » cancérogénicité. Or, si c’est en général correctement transcrit, c’est en fait présenté comme une certitude, notamment en étant articulé au thème de la connaissance du risque. En effet, si Monsanto avait eu connaissance de la cancérogénicité du glyphosate, c’est bien que cette dernière était certaine.
Cela va également ressortir de la mise en scène d’une dissension, d’un combat, entre le CIRC et toutes les agences sanitaires (même le JMPR qui, comme son nom l’indique, Joint FAO/WHO Meeting on Pesticide Residues, rassemble la FAO et l’OMS …) : la cancérogénicité du glyphosate est présentée comme tellement certaine, qu’il faut aller chercher ailleurs que dans le débat scientifique les raisons de la contradiction. Le principal facteur serait que les agences sanitaires prendraient en compte les études industrielles qu’elles auraient un avis différent. Cela se rattache d’ailleurs à un autre thème central du discours antiglyphosate : la désinformation sur les études industrielles. Ces dernières sont présentées comme étant à la discrétion des industriels, qui pourraient les manipuler comme ils veulent (ce qui est faux). On retrouve l’idée de l’influence sur les agences.
Enfin, pour bien se rendre compte de l’imposture, on peut aller regarder les autres produits classés comme plus ou moins probablement cancérogène par le CIRC.
Classés 2A, comme le glyphosate, il y a notamment la consommation de viande rouge (monographie 114, 2018), la consommation de boissons chaudes (>65 °C) (monographie 116, 2018), la verrerie (monographie 58, 1993), les particules émises par la friture (monographie 95, 2010), le travail de nuit (Monographie 98 et 124, 2020) ou encore l’activité de coiffeur ou barbier (Monographie 57 et 99, 2010) …
Plus « dangereux », parmi les cancérigènes certains, on trouve les boissons alcoolisées, le tabac évidemment (Monographie 83 et 100E, 2012), les produits de fission (Monographie 100D, 2012), les radiations solaires (Monographie 55 et 100D, 2012), l’activité de peintre (Monographie 47, 98 et 100F, 2012) et … la viande transformée (Monographie 114, 2018) …
En parcourant les listes, on peut avoir plusieurs surprises. Par exemple, sont classés 3 le carburant pour avion et les solvants pétroliers (monographie 47, 1989). Sont classés 2B (« L’agent est peut-être cancérogène pour l’Homme ») l’extrait de feuille entier d’Aloe Vera (Monographie 108, 2016), l’activité de pressing (Monographie 63, 1995), l’essence (Monographie 45, 1989), le fait de travailler dans l’industrie de fabrication du textile (Monographie 48, 1990) ou encore le plomb (Monographie 23, 1987) …
La désinformation sur les Monsanto Papers (MP) repose aussi également fortement sur la création, au fil des années, d’un double standard, notamment sur les conflits d’intérêts et les pressions, bénéficiant aux pseudo-écologistes. Par exemple, des « conflits d’intérêts » très hypothétiques et tirés par les cheveux vont être montés en épingle et présenté comme la preuve claire de la compromission de l’avis du JMPR qui, comme nous l’avons vu, est pourtant issu de l’OMS et la FAO. À l’inverse, le conflit d’intérêt très sérieux qu’avait Christopher Portier, un épidémiologiste, dans l’influence qu’il a eu sur l’avis du CIRC [Il aurait présidé la réunion qui a mis le glyphosate à l’ordre du jour du CIRC et a participé en tant que chercheur invité (= avis consultatif) à la monographie sur le glyphosate. Dans ce dernier, c’est seulement son poste de chercheur au service d’une ONG environnementaliste qui l’a écarté d’un siège décisionnaire. Néanmoins, quelques jours après il a signé un contrat avec un cabinet d’avocats défendant de prétendues victimes des effets cancérigènes du glyphosate … Contrat qui lui a rapporté au moins 160 000$ en juin 2017. C’est la version courte, il y a beaucoup à dire sur le sujet.] et, après, à travers son action médiatique, est non seulement négligé, mais même ardemment défendu dans le cadre des articles sur les MP. Le chercheur est monté au pinacle et ses critiques présentées comme des arguties.
En somme, il y a une relation organique entre la désinformation sur les MP et les discours antiglyphosate antérieurs : la première émerge des seconds et vient les renforcer.
Petite histoire des Monsanto Papers
Une fois ceci posé, il faut se demander : comment cela est-il arrivé ? Pour y répondre, je commence par retracer l’histoire des Monsanto Papers. Il y a eu plusieurs phases
Mars – Octobre 2017 : la naissance
Entre mars et octobre 2017, c’est la naissance des Monsanto Papers. Le début est difficile : les « découvertes » de Stéphane Foucart (SF) et Stéphane Horel (SH), journalistes du monde auxquels est souvent attribué, en France, la parenté de l’affaire, doivent attendre leur reprise par des eurodéputés verts pour trouver un peu d’écho. Christopher Portier intervient également fin mai et quelques jours après Le Monde renchérit avec pas moins de 5 articles, mais le buzz ne prend pas. Il faudra attendre la rentrée pour que la graine de polémique germe vraiment. Mi-septembre de nombreux articles paraissent autour du refus de Monsanto d’assister à une audition devant le Parlement européen demandée par Eric Andrieu et Marc Tarabella, deux eurodéputés socialistes.
Trois jours après, survient la première affaire du plagiat [Deux « chercheurs » rattachés des ONG environnementalistes ( Helmut Burtscher et Peter Clausing) ont montré que l’avis de l’EFSA sur le glyphosate contenait des passages copiés-collés depuis le dossier d’homologation présenté par les industriels. L’affaire a fait beaucoup de bruit, surtout par la suite. C’est un cas de désinformation assez extraordinaire, la critique étant en réalité absolument creuse : c’est tout à fait normal et légitime, faire un avis réglementaire n’est pas une épreuve de littérature. L’agence allemande, qui avait rédigé le pré-rapport, l’avait d’ailleurs répété à plusieurs reprises. Néanmoins, la puissance médiatique du lobby antiglyphosate était trop forte.]. Si elle a eu une importance cruciale pour la suite, elle a, sur le coup peu d’impact.
Néanmoins, les premiers vrombissements de la machine médiatique se font entendre et elle démarre le 4 et 5 octobre, avec pas moins de 40 articles publiés en deux jours principalement autour des articles de SF et SH et de la plainte étonnamment synchrone de Sabine Grataloup [La mère d’un enfant ayant souffert de plusieurs malformations, imputant ces dernières à un usage qu’elle avait fait du glyphosate. Sa plainte n’a, à ma connaissance, pas abouti.], qui a eu beaucoup d’écho. À partir de ce moment, les Monsanto Papers sont devenus une grande polémique nationale.
Octobre – novembre 2017: l’explosion médiatique
De octobre à novembre 2017 : Le 11 octobre s’est déroulée l’audience au Parlement européen autour des Monsanto Papers et, quelques jours après, Marie-Monique Robin [Journaliste très connue, produisant/réalisant de nombreux documentaires et s’étant notamment fait une spécialité de diaboliser Monsanto depuis 2008 (Le Monde selon Monsanto).] a sorti son livre, Le Roundup face à ses juges, et le documentaire associé, reprenant les Monsanto Papers dans l’argumentaire antiglyphosate qu’elle dressait depuis des années. À partir du 24 octobre, c’est le vote des pays européens sur la réautorisation ou non du glyphosate. Les pays on échoué à se mettre d’accord à deux reprises, mais le glyphosate est finalement réautorisé pour 5 ans le 27 novembre. Entre les 11 octobre de 30 novembre sont parus 110 articles, soit 20 % du corpus et 40 % de ce qui a été produit sur tout 2017. Ce vote mit fin à l’effervescence.
2018 : le ralentissement
En 2018, si la polémique s’est apaisée, les braises restent vives et les MP (et la désinformation correspondante) réapparaissent dès que l’actualité s’en rapproche. Parmi les événements, on peut noter le refus du gouvernement français d’interdire le glyphosate, le procès Dewayne Johnson aux États unis, l’agitation autour d’Eric Andrieu, qui se présentait pour diriger la liste socialiste aux élections européennes en octobre. Au total, 126 articles ont été publié assez régulièrement.
Début 2019: la résurgence
Au même moment, autour du 15 janvier 2019, sont parus un jugement du tribunal administratif de Lyon annulant l’AMM du Roundup 360, la seconde affaire du plagiat, un texte censé conclure la commission dirigée par Eric Andrieu, une lettre d’eurodéputés et l’émission Envoyé Spécial sur le glyphosate (pourtant initialement programmée en décembre …). SF et SH tentent de relancer la machine en publiant deux articles développant l’influence que Monsanto aurait eu sur les médias, mais cela ne prend pas. 30 articles ont été publié en deux semaines, mais le buzz ne prendra pas plus.
Après: normalisation et retour au calme
L’accalmie après février 2019. À partir de février 2019, les choses sont plus calmes. Les MP resurgissent occasionnellement autour de divers événements, comme le verdict Hardeman, aux États-Unis ou l’affaire du fichier Monsanto, le 9 mai ou encore la sortie du film Goliath, en mars 2022. Jusque fin 2022, seulement 117 articles sont publiés.
Responsables et complices
Au fil de cette étude, on voit clairement apparaître le principal moteur de la désinformation : les articles de SF et SH du Monde. Ce sont eux qui on développé la quasi-totalité des différents éléments de la désinformation sur les MP, qui ont ensuite été repris par la presse.
Non seulement ils ont un rôle central dans le, mais en plus certains de leurs articles mettent en œuvre des stratégies de manipulation de l’information gravissimes.
Néanmoins, ils n’auraient pas réussi seuls, comme le montre le peu d’écho de plusieurs de leurs articles au moment de leur publication. Les entrepreneurs antiglyphosate ont eu un rôle crucial dans l’entrée de cette désinformation dans l’agenda médiatique : des politiciens, comme Bart Staes ou Michèle Rivasi ; des ONG et leurs dirigeants, comme Martin Pigeon de CEO ou Peter Clausing de Global 2000 ; Marie-Monique Robin (réalisatrice et auteure) et même un chercheur, Christopher Portier.
Enfin, plusieurs plusieurs journaux et les agences de presse vont servir de courroie de transmission très zélée à la désinformation.
Conclusion
Ainsi, la présentation des Monsanto Papers (comme la preuve des failles des agences sanitaires, de la corruption des scientifiques, etc.) était trompeuse. Cette désinformation a dominé la presse, devenant une évidence, un élément de langage. Elle n’a pourtant pas été le fruit du hasard, mais le résultat des actions d’un groupe d’entrepreneurs déterminés, aux profils variés, qui ont mis le prestige de leurs institutions au service de leur agenda. Ils ont su jouer avec le fonctionnement de la presse pour faire amplifier leur communication par une myriade de journaux et les agences de presse.
Au final, les Monsanto Papers nous ont montré le pire du journalisme. On devine l’appât du gain, du « buzz », rendant prêt à toutes les compromissions. C’est d’autant plus cynique, que ces journalistes et ces rédactions, prêtes à tout pour gagner plus d’argent, vont justement se revendiquer intègres, d’être des « journaux de référence ». Pire, les principaux responsables, SF et SH, ont été récompensés pour leur désinformation. On peut se demander : que reste-t-il du journalisme ? Ici, nous avons écorné les (pseudo) écologistes, mais est-ce que ce n’est pas un problème plus global, d’un journalisme irresponsable, répondant à diverses incitations contraires à l’intérêt public ?
Ce livre questionne rapport du journalisme et de la société toute entière à la réalité. Pourquoi des journalistes s’autorisent-ils à désinformer de manière aussi évidente ? Il est probable que ce que nous décrivons ici se produit souvent sur différents sujets. L’audace dont ont fait preuve les désinformateurs ici ne laisse aucun doute sur le sentiment d’impunité de la profession. Cela qui interroge : pourquoi est-ce que nous les laissons faire ? Derrière un comportement marchand, il y a toujours un marché. Pourquoi les consommateurs valorisent-ils cette désinformation ?
Enfin, ce n’est pas simplement d’un herbicide dont il est question ici, mais de la démocratie occidentale. Quelques parlementaires, quelques journalistes, quelques scientifiques, quelques « ONG » : voilà tout ce qu’il faut pour faire dérailler la presse et désinformer un pays, et peut-être même l’Europe tout entières. À quel point nos démocraties sont-elles fragiles ?