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Repérer le complotisme: l’exemple de Julien Pain

Julien Pain est un journaliste que je n’avais jamais trop remarqué à part pour ses actions contre la désinformation et le complotisme qui sont assez intéressantes. Toutefois, il a eu une intervention qu’on peut qualifier de complotiste en 2019 (intervention qu’il a eu la bonne idée de retweeter aujourd’hui).

J’ai trouvé cet exemple intéressant à traiter parce qu’il montre à quel point des personnes sensibilisées au problème du complotisme peuvent se « faire avoir » à être complaisants avec une forme de complotisme qu’ils n’avaient pas envisagée en tant que telle. En effet, s’il se dit « choqué » en se réécoutant, il semble clairement qu’il le soit en raison du comportement qu’il décrit et non du fait qu’il se livra à cette pratique.

La présentation de l’affaire Novartis – Avastin

Le tweet en cause est la présentation de l’affaire Novartis – Avastin. En un mot: une entreprise pharmaceutique aurait découvert qu’un de ses médicaments, l’avastin, pouvait soigner la DMLA, une maladie des yeux. Ils auraient donc créé un autre médicament qui aurait les mêmes effets mais avec un prix 20 fois plus élevé.

Pourquoi est-ce complotiste ?

On pourrait être dubitatif en l’écoutant: où est le complotisme là-dedans ? Il y a effectivement eu une entente illégale, un acte condamnable moralement … Le problème central réside dans la présentation. Avant d’aller plus loin, il faut toujours comprendre la nuance. Elle peut facilement être démontré par l’absurde: imaginons quelqu’un qui utiliserait cette affaire pour dire que la finance capitaliste dicte sa loi aux Etats et aux pouvoirs judiciaires, qui ne seraient plus que leurs jouets. On serait d’accord (j’espère) pour qualifier ce discours de complotiste, car il n’a rien à voir avec la réalité des faits.

Or il y a ici aussi une distance coupable entre la présentation faite par le journaliste et la réalité.

L’astuce

Tout d’abord, il présente l’astuce de Navastin de vendre son nouveau médicament 20 fois plus cher comme quelque chose de particulièrement condamnable.

C’est la base qui va construire le reste du récit et, pourtant, quand on pose les choses on est forcé de nuancer : au final, il n’y a pas de préjudice public, l’entreprise apporte quelque chose et en retire un bénéfice. Elle aurait pu faire autrement, et alors ? Imaginons que cette entreprise n’ait pas existé: il n’y aurait pas eu de molécule, ni contre le cancer, ni contre la DMLA.

Rien de complotiste pour l’instant, mais on commence à tordre la perception de l’auditeur, qui s’attend à voir une malversation quelque part (« c’est absurde, pourquoi cela est-il permis ? »). Mais ça arrive .

L’influence

1′ : « Et c’est là le tour de passe-passe. Alors on se dit que c’est pas possible, qu’en France, il n’y ait pas quelqu’un des agences sanitaires qui dise « ohla popopop, on a un médicament qui vaut 20 fois moins cher, on va prendre celui-là et puis c’est tout ». Sauf que ça, c’est sans compter sur le pouvoir incroyable de lobbying de ces industries pharmaceutiques, que vous montrez très bien dans votre documentaire et on va voir juste un extrait l’impact sur les professionnels de santé de ces énormes labos. »

En d’autres termes, les industries pharmaceutiques auraient, par leur « pouvoir incroyable de lobbying » réussi à empêcher les agences sanitaires d’agir (par contrainte ou incitation, c’est laissé à notre imagination).

Le complotisme est d’autant plus clair quand on écoute les actions en question:

  • Une docteure de l’hôpital Cochin raconte que l’entreprise est venu demander pourquoi ils utilisaient l’avastin pour faire des préparations pour l’ophtalmologie.
  • Un pharmacien des hôpitaux de Paris aurait eu un rendez vous avec le DG de Novartis pour lui demander pourquoi il utilisait de l’avastin en ophtalmologie. La conversation aurait principalement porté autour de la mise en danger des patients: « La difficulté, me disait-il, était que vous n’êtes pas dans [le cadre de] l’AMM. » La discussion aurait été « courtoise » et ils se seraient simplement quitté en restant sur leurs positions.

Là on est effectivement dans quelque chose d’assez malsain, mais qui n’est rien de fou. Il n’y a pas de menace de poursuites, de coups de pression … juste des discussions qui semblent parfaitement raisonnables. Ils essayent de convaincre les gens. Ok …

Le « bras de fer »

Le journaliste conclue la séquence avec cette question: « Mais est-ce que Novartis et Roche, les deux labos, s’en sont tenus là, qui a gagné ce bras de fer ? »

Cette question confirme l’interprétation précédente: il y aurait bien un combat, un bras de fer entre les laboratoires et quelque chose (les médecins utilisant l’avastin pour les yeux ? Les agences ?) [Nous avons déjà vu comment cette conflictualisation abusive pouvait être utilisée pour construire un narratif avec ce que nous avons écrit sur le glyphosate : la relation entre les agences sanitaires et le CIRC est présentée comme un conflit]

L’auteur affirme le complotisme de son discours, insistant sur la taille des laboratoires (« Novartis et Roche sont deux des plus grands laboratoires mondiaux »), affirmant même qu’ils sont « Ces deux laboratoires sont plus puissants qu’un état. Ces deux laboratoires suisses sont plus puissants que les autorités françaises. » Mais l’autorité de la concurrence, au bout d’une enquête de 5 ans, aurait condamné ces entreprises. (il ne vient pas de dire qu’elles étaient plus puissantes que l’Etat français ?)

Très léger approfondissement: l’avis de l’autorité de la concurrence

Alors on pourait se demander: est-ce que cette présentation abusive, qui est une faute en soi, ne peut pas être liée au format, extrêmement court (4 minutes). Pour me faire une idée, je suis allé lire en détail l’avis de l’autorité de la concurrence. Il relève effectivement des comportements malsains:

  • Diffuser un discours suggérant des différences d’effets entre les deux médicaments
  • Présenter de manière biaisée des résultats d’études scientifiques
  • Suggérer que l’autorité européenne de santé reconnaissait une différence, alors que cela n’était pas le cas
  • Insister sur la responsabilité des professionnels

Ils ont également retardé l’étude GEFAL (comment ? Si c’est évidemment condamnable, je doute que ç’ait été durable / ait eu un impact significatif) et eu cette démarche de désinformation aussi avec les politiciens et les agences.

Soit, et ? C’est quelque chose d’infiniment banal si on regarde le journalisme/ la politique / le militantisme moderne. Suggérer des choses fausses et présenter de manière biaisée les résultats d’études scientifiques est quelque chose de quotidiens pour le journalisme dans son ensemble: c’est particulièrement aigue pour les pesticides (ex: S. Foucart et le glyphosate / les néonicotinoïdes), mais aussi pour les OGM, le nucléaire et sans doute pour une myriade d’autres sujets. C’est répréhensible (moralement), mais au final, ils ne font qu’exploiter leur notoriété: un moment ils n’en auront plus et seront décrédibilisés.

D’ailleurs, S’ils ont été sanctionnés, ce n’est en aucune façon parce que ces actes seraient en eux-mêmes illégaux, c’est parce que c’est une situation de quasi-monopole et que ces comportements aboutissaient à perturber excessivement le fonctionnement du marché. Il est possible que leur dimension systématique et leur échelle, traduisant peut-être une volonté de désinformer et de nuire, ait également joué.

Il faut aussi rappeler que l’AMM est quelque chose de strict: il s’agit d’un produit pour une utilisation spécifique. Cela suppose la réalisation de tests très couteux et complexes. Que cette règle joue parfois contre la personne publique veut juste dire qu’il faut muscler le système, que les agences soient davantage conscientes de ces pratiques.

Au final, on a donc un laboratoire qui a fait le malin en jouant avec les limites, et s’est fait taper sur les doigts. Se faisant, il a également lourdement entâché sa crédibilité pour l’avenir. Rien de quoi faire une « histoire » en fait, c’est quelque chose d’assez ordinaire. Pas forcément à cette échelle, certes, mais rien qui remette en question le travail des agences sanitaires ou l’ordre social.

Qu’en retenir ?

Cet exemple met en évidence à quel point il est facile de tomber dans ce travers.

Cela rappelle aussi que le complotisme n’est pas de droite ou de gauche, c’est une astuce qui permet de produire du récit facilement, un narratif exaltant, source d’émotions. Pour un journaliste et autres producteurs de discours, c’est une tentation forte, dont il faut avoir conscience pour pouvoir éviter d’y tomber.


Pour une désinformation journalistique d’une ampleur et d’une gravité bien supérieure, je vous encourage à lire ce que j’ai écrit sur les Monsanto Papers:

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