Il s’agit d’une partie du livre « Stéphane Foucart et les néonicotinoïdes. Le Monde et la désinformation 1 » dans laquelle nous analysons en détail plusieurs des articles du corpus et, surtout, les méthodes de manipulation qu’elles mettent en pratique.


En mai 2013, la Commission européenne annonçait l’interdiction de 3 NNI (imidaclopride, clothianidine et thiaméthoxame) sur la base d’un rapport de l’EFSA, publié la même année, mettant en cause leur dangerosité pour les pollinisateurs. Cet article (9) est en réaction à cet événement.

4.II.1. L’avis de l’EFSA aurait « pu être formulé » il y a dix ans

S. Foucart défend l’idée que cette décision serait en réalité une défaite :

« Tardive et pusillanime, la décision de la Commission apparaît plutôt comme le symptôme d’une formidable faillite des systèmes d’évaluation des risques. Et, plus généralement, d’un grave défaut de vigilance des pouvoirs publics sur les questions de risques environnementaux – ce même travers qui a conduit au scandale du chlordécone (Le Monde du 17 avril) dans les Antilles françaises.

De fait, les firmes agrochimiques ne sortent nullement perdantes de leur affrontement avec les apiculteurs et les défenseurs de l’environnement. Au contraire. Les pesticides aujourd’hui sur la sellette auraient, à l’évidence, dû être retirés du marché voilà de nombreuses années. » (9)

En effet, l’avis de l’EFSA jugeant que les 3 NNI en question (imidaclopride, clothianidine et thiaméthoxame) aurait « pourtant pu être formulé par l’EFSA à partir du savoir scientifique disponible il y a déjà dix ans. » Il fonde cette affirmation sur le rapport rendu par le CST en 2003.

4.II.2. Interlude

Avant de présenter ce dernier, notons la première phrase du second paragraphe :

« De fait, les firmes agrochimiques ne sortent nullement perdantes de leur affrontement avec les apiculteurs et les défenseurs de l’environnement. » (9)

Le journaliste présente donc l’enjeu réglementaire comme un affrontement entre deux camps, comme une « guerre ». Cela facilite le doute complotiste de deux façons. D’une part, il y a rarement de personnes neutres sur un champ de bataille. D’autre part, en niant une possible intégrité des industriels (tout est permis à la guerre), oblitérant par ailleurs le fait que ce sont eux qui ont produit ou financé une large part des études qui ont été utilisées pour interdire leurs pesticides …

[Apparté: cette mécanique de polarisation (consistant en bref à poser deux camps et un choix unique : rallier l’un ou l’autre) est une des mécaniques de ce que j’appelle le « cancer militant ». (Baumann 2021a) ]

4.II.3. Le rapport du CST

« En 2001, le ministre de l’Agriculture, Jean Glavany, avait réuni un groupe d’experts (le Comité scientifique et technique de l’étude multifactorielle des troubles des abeilles, ou CST), composé de chercheurs d’universités et d’organismes publics de recherche (CNRS, INRA, etc.). Dans son rapport, rendu en septembre 2003, le CST avait déjà fermement conclu que l’imidaclopride (commercialisé sous le nom Gaucho) présentait un risque inacceptable pour les abeilles. Sans, bien sûr, écarter la contribution des pathogènes naturels (virus, varroa).

Surtout, écrivaient les experts, les scénarios d’exposition des abeilles à l’imidaclopride étaient « en accord avec les observations de terrain rapportées par de nombreux apiculteurs en zones de grande culture, concernant la mortalité des butineuses, leur disparition, leurs troubles comportementaux et certaines mortalités d’hiver ». Le rapport du CST, s’il a conduit à l’interdiction du Gaucho en France, a été ensuite commodément oublié. Et ce bien qu’il eut été simple de l’étendre aux autres néonicotinoïdes. Le moratoire proposé en 2013 par Bruxelles a donc une décennie de retard. » (9)

On a donc beaucoup de détails, sans doute très justes, sur le rapport en question, mais aucun de ces éléments n’étaye son argument. Il montre qu’une étude d’un comité ad hoc d’un ministère d’un pays de l’UE concluait à la dangerosité d’un NNI … Vous voyez qu’on est loin de la généralité d’une décision de l’agence sanitaire européenne sur 3 NNI. Il ne démontre en aucune façon que le moratoire aurait « une décennie de retard ». Pour cela, il aurait fallu faire une revue (complète) de la littérature sur le sujet et voir si elle était suffisamment crédible pour justifier l’interdiction.

On peut sérieusement en douter, presque toutes les études auxquelles se réfère S. Foucart dans ses articles étant … postérieures à 2011. La principale, qu’il cite dans 17 articles, est celle de Hallman et coll. (sur les -75 % de biomasse d’insectes) et elle date de … 2017 (et elle est, comme nous l’avons vu dans le second chapitre, très discutable). C’est une des techniques qui revient souvent dans son travail. Il présente des éléments comme s’ils répondaient effectivement à une question, alors que ce n’est absolument pas le cas.

4.II.4. La question de la persistance : la glissade du pragmatisme à l’hygiénisme

« Tardif, ce moratoire fait aussi l’impasse sur des faits scientifiques établis par les agrochimistes eux-mêmes. Les trois molécules visées ne seront retirées que deux ans, alors que leur persistance dans l’environnement peut excéder plusieurs années. Elles ne seront, en outre, suspendues que pour certains usages : elles demeurent utilisées pour les céréales d’hiver au motif que celles-ci ne sont pas au contact des abeilles. Les trois néonicotinoïdes continueront donc à s’accumuler et à se disperser dans l’environnement. » (9)

Ici on voit une glissade très intéressante. La persistance d’un produit s’apprécie par sa durée de demi-vie, c’est-à-dire la durée à partir de laquelle la dose du produit a diminué de moitié. La disparition n’est pas instantanée, elle est progressive. Or, il laisse entendre que le simple fait que la demi-vie de ces produits puisse être de plusieurs années voudrait dire que le moratoire serait inefficace. Cela suppose soit que la dose ne diminuerait pas, soit que la dose ne soit pas pertinente.

On peut défendre l’idée que la première interprétation serait valable, toutefois l’auteur n’envisage pas que les usages restants impliquent une utilisation de NNI (donc un ajout dans l’environnement) équivalent à la diminution liée à la dégradation des quantités antérieures. C’est donc la seconde interprétation (la dose n’a pas d’importance), qu’il faut retenir. Or, ce rejet de l’idée que « la dose fait le poison » est central dans le discours de S. Foucart. Je qualifie cette logique d’hygiéniste, car il s’agit de valoriser la « pureté » comme un absolu. On passe d’une logique pragmatique (les NNI à telles doses causent tels effets) à une logique hygiéniste (il ne faut plus le moindre NNI dans l’environnement).

4.II.5. Le retour du complotisme

« La Commission n’a donc pas complètement pris acte de l’état des connaissances accumulées sur ces nouvelles générations d’insecticides. Mais il est vrai que certaines « expertises » ont entretenu le pouvoir politique dans une ignorance « socialement construite » sur le sujet. L’histoire des sciences jugera probablement avec sévérité les divers rapports – comme celui rendu en 2008 par la défunte Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) – reprenant à leur compte, parfois dans des conditions d’intégrité discutables, la vulgate des agrochimistes : les troubles des abeilles étant « multifactoriels », les nouveaux produits phytosanitaires n’y joueraient aucun rôle déterminant. » (9)

On remarque tout d’abord que S. Foucart prétend avoir établi « l’état des connaissances accumulées ». Il le présente comme étant une conséquence de ce qu’il a dit avant, alors qu’il n’a rien présenté de probant. Cela sert également à légitimer ce qu’il a dit avant qui est, comme nous l’avons vu, un discours hygiéniste, pas un discours scientifique. Ce maniement de l’évidence est, je pense, une autre mécanique importante utilisée par S. Foucart : « c’est évident, il ne sert à rien de préciser ». On la sent présente dans tout cet article. Il prend appui sur ce sentiment d’évidence pour placer un paragraphe assez terrifiant.

Il affirme d’abord que « certaines « expertises » ont entretenu le pouvoir politique dans une ignorance « socialement construite » sur le sujet. » Il y a là énormément de messages implicites :

  1. La connaissance produite par les expertises serait de la désinformation, entretenant l’ignorance au lieu de la combattre. S. Foucart ne le justifie pas.
  2. L’intention qu’auraient les expertises de désinformer est simplement insinuée, mais assez évidente : comment, sinon, expliquer qu’ayant pour objet de révéler la réalité, lesdites expertises rendent le pouvoir politique « ignorant » ?
  3. On évoque la sociologie pour dissimuler un propos clairement complotiste. Ainsi l’ignorance serait « socialement construite », terme suffisamment large pour inclure les pensées complotistes tout en étant défendable (qu’est-ce qui n’est pas socialement construit ?).

La suite du paragraphe n’est pas mieux :

  1. La thèse que « les troubles des abeilles étant « multifactoriels », les nouveaux produits phytosanitaires n’y joueraient aucun rôle déterminant » serait un « élément de langage » des industriels. Ce ne serait pas une position défendue depuis longtemps par de nombreux scientifiques.
  2. L’AFSSA l’aurait « repris à son compte ». Cela sous-entend que l’industrie a donné à l’AFSSA les éléments de langage à véhiculer.
  3. Cela aurait été le cas « parfois dans des conditions d’intégrité discutables ». L’auteur ne précise pas lesquelles et ne source pas son propos, laissant au lecteur toute liberté pour s’imaginer tous les conflits d’intérêt ou malversation qu’il souhaite.

Le message est clair : l’industrie aurait réussi à influencer l’AFSSA pour qu’elle lui obéisse. On est bien dans une logique complotiste. L’auteur ajoute même que ce « scandale » serait tel que « l’histoire des sciences » devrait le juger avec sévérité. On entre même dans le registre de la menace de procès révolutionnaire: « une fois que la révolution sera faite, vous y laisserez vos têtes … »

4.II.6. Évidence et autosatisfaction

« Il a ainsi fallu plus d’une décennie pour se convaincre qu’organiser la présence permanente, sur des millions d’hectares, des insecticides les plus puissants jamais inventés pouvait éventuellement avoir un effet sur ces insectes que sont les abeilles. Il reste désormais à se convaincre de cet autre truisme : ces produits ne disparaîtront pas du jour au lendemain de l’environnement. Il faudra bien plus de deux ans avant que les effets de leur retrait ne se fassent pleinement sentir. » (9)

On retrouve sa pratique presque automatique de l’insinuation : l’avis de l’EFSA n’est pas cité. Pourtant tout l’article porte dessus … En réalité, le sens de la première phrase est « L’avis de l’EFSA était, de toute façon, une évidence. » Ce lien, pourtant simplissime à formuler, est laissé à l’imagination du lecteur.

L’auteur enfonce le point central de l’article (l’avis de l’EFSA aurait dû être rendu dix ans plus tôt) en le présentant comme une évidence, et ce … sans apporter le moindre élément probant. Le fait que les pollinisateurs puissent être exposés à des doses signifiantes n’allait pas de soi et a mis longtemps à être établi par la communauté scientifique. Cette pure rhétorique continue le paragraphe précédent, qui va dans l’excès grandiloquent. Ce ton me rappelle beaucoup celui du commercial qui en rajoute des tonnes pour vendre son produit …

Pour le crédibiliser, il rappelle une évidence faisant référence à ce qu’il disait plus tôt : les NNI ne disparaîtront pas en deux ans. Cela permet de crédibiliser, sans que le lecteur en soit trop conscient, ce qu’il disait un peu plus haut et permet de l’éclairer : il faudrait que les NNI aient totalement disparu pour qu’il y ait une amélioration. On retrouve la logique hygiéniste dont je parlais plus tôt : la dose ne ferait pas le poison. Cela confirme l’interprétation que nous avions faite de l’avant-avant-dernier paragraphe (« Tardif, ce moratoire … »).

4.II.7. Récapitulatif

Ainsi cet article, en apparence bénin, est en fait chargé d’un dense tissu de sous-entendus qui élargit radicalement les interprétations possibles. On peut avoir une lecture de cet article « modérée » :

« Il y a eu une faillite du système d’évaluation des pesticides. L’EFSA a été extrêmement négligente en ne prenant pas au sérieux l’alerte donnée par une étude d’un État membre montrant dès 2003 la dangerosité des NNI.

Le moratoire quant à lui est trop restreint et arrive trop tard pour pouvoir espérer avoir un effet suffisant. » (9)

On peut également en avoir une lecture « radicale » :

« Les firmes agrochimiques ont réussi à retarder pendant plus de dix ans les interdictions, notamment avec l’aide d’institutions comme l’AFSSA qui ont agi comme leurs communicants. La réaction, le moratoire, est trop restreinte pour voir le moindre effet. Cela traduit une faillite de l’évaluation des risques qui questionne : comment ne pas voir une telle évidence (la dangerosité des NNI) ? Surtout, pourquoi ? » (9)

On peut se demander quelle interprétation est « la bonne », mais la réalité est qu’il n’y en a pas. Un peu comme ces dessins qui changent de nature selon la perspective avec laquelle on les regarde, cet article change selon son lecteur. Certaines personnes « radicales » prendront le sens le plus extrême et complotisme, qui renforcera leurs convictions ; certains « modérés » prendront le sens « modéré », tout en captant les germes d’extrémisme qui essaimeront leur esprit ; d’autres enfin ne prendront que la dimension informationnelle.

Cela permet à l’auteur de promouvoir un agenda de manière discrète.