Il s’agit d’une partie du livre « Stéphane Foucart et les néonicotinoïdes. Le Monde et la désinformation 1 » dans laquelle nous montrons que le journaliste désinforme (= écrit des choses fausses ou induisant en erreur) très largement sur le sujet étudié. L’un des mythes qu’il développe s’appuie sur l’idée que la réponse réglementaire contre les NNI aurait été retardée par l’influence de l’industrie. Dans les interviews, je marque entre crochets les reformulations et des commentaires.


« [Au début du XXe siècle, presque personne ne se souciait de la qualité de l’environnement et de son impact sur la santé humaine. C’était l’époque de la croissance industrielle sans limite et d’une croissance « chimisation » de la société, surtout après la seconde guerre mondiale. Les problèmes de pollution à grande échelle tels que la maladie de Minamata au Japon, découverte pour la première fois en 1956, étaient traités comme des incidents malheureux.] »

Ragas, 2011

Tout d’abord, il faut savoir que la réglementation phytosanitaire est quelque chose de relativement récent, il y a très peu (voire pas) de régulation sur les risques environnementaux jusque dans les années 70. On avait par exemple utilisé des sels d’arsenic et de l’acide sulfurique du début XXe aux années 50. Les organochlorés, dont le premier représentant est le fameux DDT. Ce dernier est utilisé à partir des années 40 et sera utilisé jusqu’aux années 70. L’image d’une nature vierge et pure avant les NNI est une fable.Notons que le livre « Silent Spring », qui a beaucoup sensibilisé autour des dégâts durables pouvant être causés à l’environnement date de … 1962. Cela ferait longtemps que la biodiversité serait en train de disparaître sous l’action des pesticides. À moins que ce ne soit aussi une fable …

Un arbitrage nécessaire

Ensuite, les procédures d’évaluation des risques sont discutées depuis le début de leur existence. C’est leur principe même d’être discutables, puisqu’elles traduisent un arbitrage :

  • Si elles sont trop souples, des pesticides excessivement dangereux sont mis en service.
  • Si elles sont trop dures, trop peu de phytosanitaires sont mis en circulation, ce qui diminue les rendements agricoles, décourage la recherche et ferme le marché aux nouveaux entrants (les tests étant trop lourds et les risques d’échec trop grands, seules les grosses structures pourraient se permettre de progresser dans le domaine) et aux cultures les moins fréquentes (ce qui aboutit à appauvrir la diversité de cultures viables pour les agriculteurs). Notez que cela fermerait la voie aux pesticides « verts », qui sont pourtant des pistes de recherches très actives et intéressantes pour l’agronomie.

Or, les procédures sont déjà très exigeantes.

Rapide présentation de l’évaluation

J’ai pu discuter avec Eugenia Pommaret, la directrice de l’UIPP, qui m’a donné des précisions sur le système européen.

Il se structure en deux échelons : l’un européen, l’autre national. La molécule va dans un premier temps devoir être autorisée à l’échelle européenne et inscrite dans l’annexe 1 du règlement européen 1107/2009 du 21/10/09. Pour cela, elle devra répondre à une première batterie de tests. Elle ne peut toutefois pas être utilisée ainsi : chacune de ses formulations doit, pour chaque usage, faire l’objet d’une évaluation complémentaire par l’agence sanitaire nationale (l’ANSES en France).

« Pour les différents usages, il y a une évaluation spécifique qui est faite au niveau des États membres en fonction de l’usage qui est demandé. Une même substance active peut se trouver dans des dizaines de produits différents avec des usages différents. Par exemple, s’il y a un usage puceron sur la vigne, [un autre usage] puceron sur carotte, à chaque fois il faut présenter les études spécifiques à chaque usage. […] Derrière la délivrance d’une AMM, […] il y a déjà une phase préalable qui passe en revue tous les impacts potentiels. Cela couvre les [aspects] santé, environnement et aussi efficacité, parce qu’il faut [également] prouver [que le produit apporte un intérêt agronomique, en d’autres termes qu’il est efficace.] »

Les études sur la santé incluront les aspects de cette utilisation avec cette formulation pour l’applicateur, les riverains, les promeneurs et les consommateurs. Celles sur l’environnement portent sur l’impact du produit phytopharmaceutique sur l’eau, l’air et la biodiversité.

Cette procédure est extrêmement coûteuse. Les investissements nécessaires pour la mise sur le marché d’une nouvelle substance sont d’environ 250 millions d’euros.

« [La recherche en protection des plantes est assez similaire à celle en médecine humaine. Pour vous donner quelques chiffres, entre la découverte d’une nouvelle solution et son arrivée sur le marché il faut plus de 11 ans de recherche et de développement.] »

« [Les dossiers d’évaluation reposent sur des études à fournir obligatoirement (substances actives) (formulations), et sur des documents guides européens d’évaluation qui reposent eux même] » sur des « des modèles de prédiction, par rapport à l’eau, par rapport au sol, par rapport à la biodiversité qui nous permettent de prédire le comportement des substances, des produits une fois qu’ils sont utilisés dans en conditions d’emploi telles que sur l’étiquette ». Néanmoins, ensuite, il y a tout un arsenal pour observer quelles sont, en pratique, les impacts du produit autorisé :

« [En France, le dispositif d’évaluation des risques a priori, c’est-à-dire dans le cadre des demandes d’autorisation de mise sur le marché, est complété par un dispositif de surveillance des éventuels effets indésirables, dénommé phytopharmacovigilance.] La France, à ma connaissance, a été le premier pays à le mettre en place. C’est donc un suivi en conditions réelles. Les données collectées remontent à l’ANSES. Ces données portent sur la qualité de l’eau, de l’air, de la santé humaine, par rapport à l’usage réel du produit. [Ainsi elles complètent utilement les données générées dans le cadre des dossiers d’autorisation.] »

Ces nouvelles données sont compilées par l’Anses et peuvent être utilisées notamment dans le cadre des réévaluations périodiques des produits. Elles peuvent également être utilisées par l’ANSES, avant même la ré-autorisation, pour renforcer des conditions d’utilisations (ex : fenêtre d’utilisation).

« On a vu d’énormes évolutions en France avec des obligations spécifiques, que d’autres pays n’avaient pas. Par exemple, quand il s’agissait d’utiliser des semences de maïs traitées avec des déflecteurs, [pour éviter la dispersion des poussières lors des semis]. »

Si des effets indésirables sont signalés, l’ANSES peut même, avant que l’AMM soit caduque, réévaluer le produit et éventuellement l’interdire.

Chaque fois que l’AMM se termine, il faut refaire tout le dossier et en demander une nouvelle :

« Chaque fois que le produit est renouvelé, il est [évalué] à l’aune de nouvelles connaissances scientifiques et des nouvelles exigences. [Les tests exigés évoluent continuellement, les substances sont expertisées avec des critères bien plus contraignants qu’il y a 20 ans ou 30 ans.] »

Environ 70 % des molécules autorisées en 1991 ne sont plus dans le commerce aujourd’hui, soit parce que la réglementation les a exclues, soit parce que les entreprises n’ont pas cherché à continuer leur exploitation. (Rq: c’est cohérent avec mes interviews d’agriculteurs, qui évoquent le fait d’avoir de moins en moins de produits disponibles.)

La complexité de la toxicologie

L’évaluation des risques est d’une complexité terrible, qui n’a pas été découverte hier. Par exemple, la problématique des effets sublétaux est connue dès les années 20, lorsqu’on a constaté les effets de l’exposition chronique au plomb. Le principe qu’il y aurait un seuil avant lequel il n’y aurait pas d’effet a été battu en brèche dès les années 40, lorsque les scientifiques « ont découvert que les radiations et les carcinogènes génotoxiques peuvent causer des dommages par un mécanisme biologique complètement différent de ceux produits par d’autres formes de toxicité. » (Ragas 2011)

« [Le problème de déterminer à quelles doses un agent est sur, c’est-à-dire non carcinogène, ne peut pas être résolue à moins qu’on définisse un niveau de risque acceptable, aussi faible soit-il, plutôt que de prétendre à une sécurité absolue.] »

Mantel et Bryan 1961

La toxicologie est d’une complexité infinie et, si on souhaitait atteindre le risque 0, on ne créerait plus aucun médicament, aucun complément alimentaire, aucun pesticide, on interdirait tout ce qui peut émettre des particules fines, etc. Bref, on se transformerait en un pays du tiers-monde d’il y a 40 ans (avec la mortalité qui va avec).

L’importance des pesticides

Rappelons enfin quelque chose que nous oublions souvent : utiliser des pesticides est NÉCESSAIRE à l’agriculture. Dans beaucoup de cas, une infestation, qu’il s’agisse d’insectes, de champignons ou de mauvaises herbes, peut se traduire par la DESTRUCTION INTÉGRALE de la culture. Ce n’est pas un mythe, une invention de Monsanto ou d’un mystérieux lobby agro-industrialo-chimico-monsanto-FNSEA. C’est la réalité.

Les pratiques agronomiques (rotations longues, agriculture de conservation des sols (ACS), « bas-volumes », choix des variétés, etc.) permettent de réduire les intrants, pas de les supprimer (ou dans des cas très spécifiques, comme la culture de céréales de plusieurs espèces en autoconsommation d’une éleveuse du Massif central interviewée). J’ai interviewé plusieurs agriculteurs et tous utilisaient des pratiques agronomiques, très complexes et pointues pour certaines, pour limiter leurs intrants. Tous utilisaient des pesticides (et beaucoup regrettent d’ailleurs l’interdiction des NNI).

Le journaliste n’apporte aucune preuve que les failles des procédures d’évaluation dénoncées dans le rapport de l’EFSA de 2012 (Boesten et coll., 2012) étaient évidentes. Il se contente de l’affirmer en soulignant quelques insuffisances reconnues par l’EFSA, alors qu’il faudrait étudier un corpus considérable : approfondir et référencer les protocoles, étudier les raisons économiques et écologiques qui les sous-tendent, etc. Même un chercheur spécialiste qui se permettrait une telle légèreté ne serait pas crédible.

Ainsi, ce consensus sur l’impact des NNI est une invention de S. Foucart. La crédibilité de cette invention repose sur ses multiples techniques de manipulation et sur l’ignorance du grand public de la complexité et des enjeux de ces sujets.

Bibliographie de partie:

  • Boesten, J., Bolognesi, C., Brock, T., Capri, E., Hardy, A., Hart, A., Hirschernst, K., Bennekou, S., Luttik, R., Klein, M., Machera, K., Ossendorp, B., Annette, Petersen, Pico, Y., Schaeffer, A., Sousa, J.P., Steurbaut, W., Stromberg, A., Vleminckx, C., 2012. EFSA Panel on Plant Protection Products and their Residues, scientific opinScientific Opinion on the science behind the development of a risk assessment of Plant Protection Products on bees, EFSA Journal. https://doi.org/10.2903/j.efsa.2012.2668
  • Ragas, A. M. J. “Trends and Challenges in Risk Assessment of Environmental Contaminants.” Journal of Integrative Environmental Sciences 8, no. 3 (September 1, 2011): 195–218. https://doi.org/10.1080/1943815X.2011.597769.