Il s’agit d’une partie du livre « Stéphane Foucart et les néonicotinoïdes. Le Monde et la désinformation 1 » dans laquelle nous montrons que le journaliste désinforme (= écrit des choses fausses ou induisant en erreur) très largement sur le sujet étudié. L’un des mythes qu’il développe s’appuie sur l’idée que la réponse réglementaire contre les NNI aurait été retardée par l’influence de l’industrie. Dans cette partie (2.II.1.) nous montrons qu’il invente un consensus et une évidence scientifiques qui n’existent pas.


S. Foucart exagère également la date à laquelle on aurait eu conscience de la toxicité des NNI. Pour lui, il aurait fallu qu’on prenne des mesures dès les alertes des apiculteurs, en 1994 (qui est aussi la date de commercialisation des semences enrobées aux NNI …) ou en 2003, avec la publication du rapport du CST (Doucet-Personeni et coll., 2003). En réalité, ces éléments étaient loin de pouvoir justifier une interdiction.

On le sait depuis 1994 ?

Tout d’abord, le journaliste présente la dangerosité des NNI comme quelque chose d’évident, qu’il aurait fallu reconnaître dès les premières alertes des apiculteurs en 1994 (45) (54). Notons tout d’abord que cette date est un peu étrange, vu que c’est cette année que le Gaucho a été commercialisé en France. On parle d’un début de commercialisation, donc avec un taux de pénétration du marché très limité. Je n’ai pas trouvé de référence à cette date à part dans un article de l’UNAF datant de 2013. Gil Rivière Wekstein les fait remonter à 1995 dans son livre sur les NNI. (Rivière Wekstein 2006)

Pour une certitude qui aurait dû déterminer l’action des agences sanitaires, cela semble un peu léger …

Quoi qu’il en soit, placer ces alertes au rang de quelque chose qui aurait dû traduire une certitude scientifique n’a pas de sens. La perception qu’ont les individus des « effets » est souvent très trompeuse. Par exemple, beaucoup de personnes se plaignent d’effets secondaires suite à l’installation de compteurs Linky. D’autres vont prétendre que l’homéopathie les soigne. Plus récemment, des personnes non vaccinées se plaignent de pathologies en présence de personnes non vaccinées. Faudrait-il demander un moratoire ? Faudrait-il croire tout ce que les gens disent sous prétexte que, très occasionnellement, cela se révèle à peu près juste ? Est-ce que cela n’aurait pas dû aboutir, pour S. Foucart, à l’interdiction du vaccin contre le covid-19, vu les nombreux effets secondaires dénoncés (inventés) par de nombreux mouvements populaires ?

On le sait depuis 2003 ? Le rapport du CST

Le journaliste évoque beaucoup (8) (9) (13) (31) (45) (46) (56) le rapport rendu par le CST en 2003 (Doucet-Personeni et coll., 2003) :

« Un tel avis aurait pourtant pu être formulé par l’EFSA à partir du savoir scientifique disponible il y a déjà dix ans. […] Dans son rapport, rendu en septembre 2003, le CST avait déjà fermement conclu que l’imidaclopride (commercialisé sous le nom Gaucho) présentait un risque inacceptable pour les abeilles. […] Il a ainsi fallu plus d’une décennie pour se convaincre qu’organiser la présence permanente, sur des millions d’hectares, des insecticides les plus puissants jamais inventés pouvait éventuellement avoir un effet sur ces insectes que sont les abeilles. » (9)

« La première est celle du temps perdu. Voilà une décennie, un rapport d’experts commandé par Jean Glavany, alors ministre de l’Agriculture, concluait à un risque inacceptable de l’imidaclopride pour les abeilles. Il montrait aussi que les tests standards d’évaluation du risque étaient inadaptés aux modes d’application des nouvelles molécules (enrobage de semences, etc.). En prenant au sérieux ce rapport publié en 2003, nous aurions pu éviter une grande part de ce qui s’est produit depuis. » (13)

Je suis allé voir ledit rapport. Voici la conclusion de sa synthèse (je surligne en gras) :

« Dans l’état actuel de nos connaissances, selon les scénarios développés pour évaluer l’exposition et selon les facteurs d’incertitude choisis pour évaluer les dangers, les rapports PEC/PNEC obtenus sont préoccupants. Ils sont en accord avec les observations de terrain rapportées par de nombreux apiculteurs en zones de grande culture (maïs, tournesol), concernant la mortalité des butineuses (scénario 4), leur disparition, leurs troubles comportementaux et certaines mortalités d’hiver (scénario 5).

En conséquence, l’enrobage de semences de tournesol Gaucho® conduit à un risque significatif pour les abeilles de différents âges, à l’exception de l’ingestion de pollen par les butineuses lors de la confection de pelotes (scénario 3).

En ce qui concerne l’enrobage Gaucho® de semences de maïs, le rapport PEC/PNEC s’avère, comme pour le tournesol, préoccupant dans le cadre de la consommation de pollen par les nourrices, ce qui pourrait entraîner une mortalité accrue de celles-ci et être un des éléments de l’explication de l’affaiblissement des populations d’abeilles encore observé malgré l’interdiction du Gaucho® sur tournesol.

Enfin, étant donné que d’autres facteurs peuvent contribuer à l’affaiblissement des colonies d’abeilles, il convient que les recherches soient poursuivies sur la fréquence, les mécanismes et les causes de ces symptômes. »

Doucet-Personeni et coll., 2003, p.11

Ils finissent en proposant des travaux complémentaires :

« Le rapport devra être progressivement enrichi des travaux futurs des membres du sous-groupe métrologie du CST. Il s’agira de :

• Réaliser une évaluation des risques du même type que celle effectuée pour l’imidaclopride, pour le fipronil

• Analyser les autres facteurs impliqués dans les pertes d’abeilles (maladies, pratiques apicoles et agricoles, variétés génétiques pour les plantes cultivées et traitées, influence des terpènes…) en étroite collaboration avec le sous-groupe réseau

• Faire l’inventaire des troubles des abeilles constatés dans les autres pays. »

Doucet-Personeni et coll., 2003

Vous voyez qu’on est très loin d’un rapport incendiaire. Je n’ai pas trouvé la mention « risque inacceptable » dans le rapport.

En outre, le rapport souffre de certaines critiques. Selon Gil Riviere-Wekstein (2006), Gérald Arnold aurait été d’une impartialité discutable et été à une position centrale dans le CST. C’est son équipe qui aurait défini les études à prendre en compte. (p.240 et s.) et que son tri aurait abouti à écarter la plupart des études d’industriels et à retenir « la quasi-totalité » de celles de J-M. Bonmatin. Le journaliste agricole apporte d’autres critiques qui me semblent crédibles. Il rapporte également les propos tenus par Hervé Gaymard (ministre de l’agriculture au moment du rapport du CST et de l’interdiction de l’imidaclopride qui en a résulté) dans une inverview donnée à VSD le 18 novembre 2004 et qu’on retrouve cités dans une proposition de résolution parlementaire :

« Dans l’affaire du Régent et du Gaucho, il y a eu un emballement médiatique qui n’était sans doute pas étranger aux élections régionales de 2004. Mais le problème, c’est que des études scientifiques disent aujourd’hui que cette mortalité des abeilles ne serait pas due qu’aux pesticides incriminés, et là, pas un mot dans aucun journal de 20 heures. Il y a bien deux poids, deux mesures. Pourquoi ces nouvelles études seraient-elles moins fiables que les autres qui m’ont conduit à interdire les deux pesticides ? Et je peux vous révéler qu’elles montrent que la surmortalité des abeilles est aussi constatée dans des départements où ces produits n’ont pas été utilisés ». »

https://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion0347.asp

Gérald Arnold semble tourner en dérision l’analyse plurifactorielle de l’effondrement de colonies : https://controverses.minesparis.psl.eu/public/promo11/promo11_G10/index9902.html?page_id=46 (alors que, comme nous l’avons vu, cela semble clairement être l’état des connaissances scientifiques). Gil Riviere-Wekstein parle plus en détail de cette personne et de son arrivée dans le CST (2006, p.137-142). Sans aller plus loin dans cette controverse cela apporte des éléments sérieux sur le fait que ce rapport n’était pas incontesté.

C’était évident ?

S’agissant du danger des NNI, il faut tout d’abord noter qu’à peu près toutes les études citées par S. Foucart … sont postérieures à 2010 (61 sur 67). Avant cette date, il n’évoque que les études du CST (2003-2005) et :

  • Suchail 2001 : « Discrepancy between acute and chronic toxicity induced by imidacloprid and its metabolites in Apis mellifera », observant une toxicité chronique à des doses 60 à 6000 fois inférieures à celles produisant le même effet dans les études d’intoxication aiguë.
  • Sur et Stork 2003, « Uptake, translocation and metabolism of imidacloprid in plants », sur le fait que les plantes n’absorbent qu’une petite partie de l’imidaclopride.
  • Greatti 2003, « Risk of environmental contamination by the active ingredient imidacloprid used for corn seed dressing. Preliminary results », portant sur la contamination aux NNI par l’intermédiaire des poussières de semis de maïs.
  • Girolamo 2009, « Translocation of Neonicotinoid Insecticides From Coated Seeds to Seedling Guttation Drops: A Novel Way of Intoxication for Bees », sur l’exposition des abeilles aux NNI à travers la guttation du maïs.

Presque toutes portent sur l’imidaclopride et non sur les NNI en général et ne sont que des études en laboratoire. En outre, ce ne sont que quelques études sur quelques aspects. Bref, rien à voir avec un « consensus scientifique » ou même une certitude « au-delà du doute raisonnable ».

C’est d’autant plus clair si on lit le rapport du CST (Doucet-Personeni et coll. 2003) :

« Seules 2 études d’intoxication par administration réitérée d’imidaclopride par voie orale ont été validées. L’une conduit à une DL50 de 12 pg/abeille sur 10 jours (Suchail, 2001), l’autre à une NOEC de 1 700 pg/abeille/10 jours (Decourtye, 2000). Les études portant sur l’intoxication chronique par voie orale par les métabolites de l’imidaclopride donnent également des résultats divergents avec une DL50 à 12 pg/abeille sur 10 jours pour tous les métabolites ou une NOEC entre 2740 et 8 000 pg/abeille sur 10 jours pour le dérivé urée et l’acide 6 chloronicotinique. »

Doucet-Personeni et coll., 2003, p.8 (idem p.54)

Ce n’est qu’un exemple, qui met en évidence le cherry picking de S. Foucart (qui ne parle que de l’étude de Suchail et jamais de l’étude de Decourtye, étrangement). Plus largement, tout le rapport du CST est très mesuré, même s’il montre qu’il y avait de vrais risques à étudier.

Enfin, l’AFSSA avait suivi, entre 2002 et 2005, 120 colonies d’abeilles dans 24 ruchets et n’avait trouvé de « aucune relation statistique entre la présence de résidus et les populations d’abeille adultes et larvaires, ni avec la mortalité des colonies ». Au contraire, il y avait une forte présence « de Varroa destructor, de virus et de maladies concourantes comme la nosémose. » En outre, ils observent la présence fréquente de tau-fluvalinate et le coumaphos, notamment dans les cires (Aubert, Faucon et Chauzat 2008), deux insecticides :

« Le coumaphos est un acaricide utilisé pour le traitement de la varroase. Il a été fréquemment trouvé dans les matrices apicoles à l’exception de l’Eure et de l’Yonne. Le médicament vétérinaire officiel à base de coumaphos (Perizin®) n’était pas disponible en France lors de cette enquête. Des préparations « maison » ont été réalisées à partir de l’Asuntol®, médicament utilisé pour les traitements des chiens. »

Aubert, Faucon et Chauzat 2008, p.15

Sans contester la toxicité de l’imidaclopride et du fipronil, qui ont d’ailleurs été interdits par l’Union Européenne, la science n’était clairement pas fixée à cette époque. Ainsi, l’auteur ne démontre absolument pas que les autorités sanitaires auraient dû donner du crédit aux (prétendues) alertes de l’UNAF en 1994, ni que la dangerosité des NNI était clairement démontrée en 2003. Sur le sujet, je vous invite à lire le livre très intéressant de Gil Rivière-Wekstein, « Abeilles, l’imposture écologique », publié en 2006 et qui parle beaucoup de cette période et de comment les NNI sont devenus un sujet polémique.

Qu’en disent les scientifiques ?

On retrouve systématiquement dans la littérature scientifique sur les causes du déclin des pollinisateurs, l’idée que ce dernier est multifactoriel (Potts 2010, p.348 ; Oldroyd 2007). Même des études citées par le journaliste soulignent l’existence de doutes :

« La contribution de l’enrobage de semence aux insecticides néonicotinoïdes au déclin des pollinisateurs reste controversée (Potts et coll. 2010, 2016 ; Blacquière et coll. 2012; European Union 2012 ; EFSA 2013a, b, c ; Godfray et coll. 2014, 2015). »

Hokkanen et coll. 2017

L’incertitude est évidente dans ce passage, provenant pourtant d’un article cosigné notamment par Dave Goulson et Jean-Marc Bonmatin (deux des chercheurs les plus souvent cités / interviewés par S. Foucart) :

« [Tous les virus et autres pathogènes liés à l’effondrement de colonies ont été observés être présents toute l’année, même dans des colonies « saines ». Le fait que des colonies restent saines malgré la présence de ces agents infectieux étaye la théorie selon laquelle l’effondrement de colonies serait causé par une combinaison de facteurs. Farooqui (2012) a analysé les différentes hypothèses envisagées par la science en cherchant pour une explication au syndrome d’effondrement des colonies. La recherche va dans le sens d’une combinaison de causes se renforçant mutuellement. Parmi celles-ci, le rôle des insecticides néonicotinoïdes a pris plus de poids au regard des derniers résultats scientifiques indépendants.] »

Van der Sluijs et coll. 2013

Ces derniers seraient trois articles publiés … en 2012 (Henry et al., 2012; Whitehorn et coll., 2012; Stokstad 2012). Quand on lit l’article de Farooqui en question, on est frappé par sa mesure :

« Abnormality in biogenic amines-mediated neuronal signaling impairs their olfactory learning and memory, therefore foragers do not return to their hive – a possible cause of CCD [Colony Collapse Disorder]. This overview is an attempt to discuss a hypothetical link among biogenic amines-based pesticides, olfactory learning and memory, and CCD. » [NdA : La citation est trop technique pour je tente de traduire. En gros, il observe que l’anomalie causée par les NNI serait « une cause possible » du syndrome d’effondrement des colonies.]

Farooqui 2012

On est TRÈS loin du registre de l’évidence et du consensus. On parle bien de « cause possible » et de discuter d’un « lien hypothétique ». Rappelez-vous que le journaliste qualifiait cette posture d’élément de langage des producteurs de pesticides (pour vilipender l’étude de l’AFSSA de 2008). Il s’agissait en fait de l’état de la recherche …

Une corrélation discutable

Pour finir, répondons à un autre élément que S. Foucart mobilise pour alléguer ou insinuer que le lien est évident : la corrélation entre « le déclin » des pollinisateurs et l’arrivée des NNI et l’idée que cette corrélation soit un indice important. (35) Pourtant plusieurs choses interrogent. Tout d’abord, il ne contrôle aucune variable. Prenons par exemple l’évolution des colonies d’abeilles qui, si ce n’est pas un indicateur renseignant directement sur l’état des pollinisateurs, puisqu’il est largement déterminé par d’autres variables que la mortalité des ruches, est souvent utilisé (Ex : van Engelsdorp et Meixner 2010). Dès qu’on prend un peu de recul, on voit une réalité très différente à ce que décrit le journaliste :

« [Les statistiques [du nombre de colonies aux US] démontrent un déclin entre 1947 et 1972, entre 1989 et 1996 et une récente chute en 2005. Les rapports de journaux de l’industrie [apicole ?] suggèrent de plus hauts taux de morts hivernales de colonies depuis l’avènement de la mite parasite Varroa destructor dans les années 1980, causant des pénuries temporaires de colonies saines (pour la saison de la pollinisation des amandiers) qui ne sont pas pris en compte par les données NASS [= les statistiques évoquées en début de citation].] »

National Research Council 2007, p.3

« Le déclin de 1985 à 1996 est probablement lié à l’arrivée de la mite trachéale Acarapis Woodi (détectée en 1984) et de la mite Varroa destructor (détectée en 1987). »

National Research Council 2007, p. 40

National Research Council 2007, p.40

Notez qu’on constate ici la force du cherry picking. Si vous ne regardez que l’évolution après 1990, d’une part vous avez le sentiment d’un déclin global et d’autre part cela apparaît comme une nouveauté (alors que le déclin entre 1946 et 1972 est beaucoup plus spectaculaire et constant). En réalité, le nombre de colonies était stable entre 1995 et 2004.

Le journaliste commente souvent des durées courtes, qui permettent à ce cherry picking de s’exprimer pleinement. Il lui est arrivé une seule fois de prendre du recul :

« la diversité des espèces de pollinisateurs sauvages a été divisée par deux en cent vingt ans » et « le taux de visites d’une petite fleur endémique de cette région d’Amérique du Nord a été divisé par quatre au cours de cette période. » (6)

Il n’a fait qu’une fois référence à cette étude …

Un autre problème est la déconnexion entre les données qu’il montre et l’idée que les NNI seraient rémanents. En effet, les NNI n’ont pas pénétré le marché des phytosanitaires instantanément, ils ont augmenté petit à petit. De plus, s’ils étaient vraiment rémanents, la dose dans l’environnement devrait augmenter exponentiellement : d’une part en raison de l’augmentation des surfaces traitées et d’autre part en raison de l’accumulation de ces traitements dans l’environnement. Les effets toxiques devraient donc aussi accélérer très fortement au fur et à mesure de la diffusion de l’utilisation des NNI. Ce fait n’est jamais testé. Au contraire, aucune des variations évoquées par le journaliste ne semble répondre à cette logique.

Bibliographie de partie: