Il s’agit d’une partie du livre « Stéphane Foucart et les néonicotinoïdes. Le Monde et la désinformation 1 » dans laquelle nous montrons que le journaliste désinforme (= écrit des choses fausses ou induisant en erreur) très largement sur le sujet étudié. Plus spécifiquement, nous montrons ici comment il neutralise la parole des agriculteurs pour faire passer son image trompeuse des NNI et de l’agriculture, présentée dans le 2.I.1 et le 2.I.2.


Reprenons le premier « niveau » de l’histoire de S. Foucart : les agriculteurs seraient manipulés par les vendeurs de phytosanitaires, qui les pousseraient tellement à la consommation qu’ils utiliseraient des NNI alors qu’ils n’en auraient pas besoin.

Après avoir un peu discuté avec les agriculteurs, on voit émerger 4 éléments qui contredisent cette vision : les agriculteurs sont des chefs d’entreprises, qui se forment, qui expérimentent et qui cherchent souvent à utiliser aussi peu de pesticides que possible.

Des agriculteurs chefs d’entreprises

Tout d’abord, les agriculteurs sont des chefs d’entreprises et des agronomes, qui sont obligés, le marché s’étant beaucoup tendu, de limiter leurs coûts.

« Quand tu as un potentiel de rendement très important, il faut que tout soit au top, maximum. Quand tu fais des céréales avec des faibles potentiels, tu gères la marge différemment. Vu que t’as pas espoir de faire beaucoup, t’essayes qu’elle te coûte pas trop cher en termes de traitements. On pourrait faire 2 traitements fongicides, on pourrait faire 3 apports d’azote au lieu de 2, mais tout ça, ça a un coût. Et ta céréale, même si tu la mets dans des situations optimales, tu feras pas 100 quintaux quand même. […] Si au final quand tu récoltes t’as gagné 2-3 quintaux, mais t’as perdu de l’argent à chaque quintal que t’as produit, économiquement c’est pas rentable.

– Et tu n’as pas la coopérative qui essaierait de te pousser un peu plus ? Les coopératives sont incitées au fait que vous ayez des rendements plus élevés non ?

– Non. Nous la coop … nous on a pas ce problème-là. Je sais pas comment ça se passe ailleurs, mais c’est vrai que je suis surpris quand j’écoute parler de « pression des coopératives » … non, nous la coop, elle se comporte … même le privé hein, il va pas forcément chercher à pousser au maximum. De toute façon aujourd’hui, l’exploitant c’est un chef d’entreprise. Si l’intervenant cherche à faire de la vente forcée sur des produits dont il a pas besoin, bah l’intervenant il prend la porte et c’est un autre qui prend la place quoi hein. Aujourd’hui, il y a personne qui me dit ce que je dois mettre dans les champs ou comment je dois faire ceci ou cela. Moi je suis chef d’entreprise. Quand j’ai besoin d’un avis, je consulte. […] Puis après je décide de ce que je veux faire et de ce que je juge le mieux pour mes animaux, pour mes céréales, pour mon porte-monnaie … moi je subis pas de pression. […]

C’est un peu ce que je reproche souvent. On nous infantilise beaucoup. On a le sentiment que l’agriculteur c’est pas un chef d’entreprise capable de prendre ses décisions ; que forcément ses décisions lui sont dictées par Pierre, Paul, la coopération, Big Pharma ou compagnie … Ben en fait aujourd’hui … […] [Les agriculteurs] C’est des gars qui sont capables de gérer une entreprise et ils sont capables de prendre leurs décisions. » (David)

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« Aujourd’hui l’agriculteur, il sera content de son technicien à partir du moment où il [améliorera son revenu]. S’il y a une utilisation de produit qui est justifiée, qui amène plus de rendement, une meilleure qualité ou tous les arguments qu’on pourrait trouver … moi il y a pas de souci, moi je l’utilise. Si le produit ne m’apporte rien et me coûte trop cher, je vois pas l’intérêt d’en mettre double ou triple dose. » (Etienne)

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« Ça prend un peu les agriculteurs pour des cons. Moi si j’ai pas besoin d’un produit phyto, je vais pas le mettre, j’en ai rien à foutre. Je vais pas mettre 4 fongicides parce que le technicien me dit de mettre 4 fongicides. D’ailleurs nos techniciens ont tendance à sous-évaluer le risque. » (Ferdinand)

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« Nan nan, c’est complètement faux, on est libres de faire ce qu’on veut quand même. On est encore nos patrons chez nous. Dans mon système à moi, je me sens libre de toute façon. Personne me force à mettre quoique ce soit comme traitement, pesticide ou fongicide sur mes cultures. » (Loic)

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« Il y a une époque où, en effet, je pense qu’à une certaine époque ils [les vendeurs-conseils] étaient incités. Je dis pas que c’est un peu ça qui les fait vivre, mais quand même. Après, je pense que les agriculteurs qui sont pas bêtes. Si tu vas voir ton blé avec ton technicien, que tes feuilles sont hyper saines, qu’il y a pas de maladie, qu’il y a rien et que ton technicien te dit « vas-y faut traiter », attends tu vas le regarder un peu bizarre tu vas te dire « nan mais lui il me prend vraiment pour un gogole ou quoi. » Maintenant les agriculteurs ont des niveaux d’études équivalents voire supérieurs à ceux des techniciens. Il arrive un moment, peut-être du temps de mon père ou de mon grand-père, où forcément … Déjà c’était pas la même époque, où on leur demandait de produire, parce qu’il fallait produire beaucoup, et, entre guillemets sans restrictions, que là aujourd’hui les produits coûtent tellement à utiliser, que si ton technicien te dit « vas-y, fais-le » et que c’est pas justifié, il arrive un moment où même lui perd en crédibilité et l’année prochaine, si tes coûts de production comparés à ton voisin sont 1.5 fois supérieurs, arrive un moment faut te poser des questions quoi. Et aujourd’hui le technicien, et je parle pour le mien, il est plus incité à te vendre des outils d’aide à la décision que de te charger en produits. » (Nicolas)

Cela n’empêche pas qu’ils puissent parfois ne pas prendre les meilleures décisions. Par exemple un agriculteur m’évoque un voisin qui suivait ce que lui disait son technicien-conseil à la coopérative. Après avoir rejoint un groupe d’agriculteurs, il s’est rendu compte qu’il pouvait réduire les doses qu’il utilisait drastiquement. Ils ne sont pas omniscients, l’agronomie est quelque chose d’extrêmement complexe.

Des agriculteurs qui se forment

Les agriculteurs se forment par de multiples canaux : les chambres d’agriculture, les formations des coopératives, les centres de formation pour adulte, les revues spécialisées (Réussir), les groupements d’agriculteurs (GEDA, CETA, association BASE ou Cle2sol…), Agroleague (une communauté d’agriculteurs en ligne) et même … les réseaux sociaux6 :

« Même moi, agriculteur, j’ai découvert plein de choses via mes collègues agriculteurs sur Twitter : de productions dont j’avais même pas idée, de façons de produire que je connaissais pas … Même les agriculteurs sont loin de connaître tous les métiers et toutes les manières de faire de l’agriculture des collègues. […]

L’année dernière par exemple, moi j’avais une parcelle où la chambre avait mis en place un essai, où il y avait plusieurs variétés différentes et où à la fin, on a comparé chaque variété pour savoir lesquelles avaient le meilleur rendement en blé, le meilleur rendement en paille, lesquelles s’étaient mieux comportées face aux maladies … Voilà c’est le genre de choses qui peuvent être mises en place. Après il y a des formations plus techniques en salle sur différents sujets. » (David)

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« Comment tu t’es formé au semis direct ?

– Bah Agricool beaucoup, sur le forum et après je me suis mis à la CUMA de XX, qui a un [matériel de} semis direct et j’ai commencé à semer … Après j’étais aussi à une association, cle2sol […]. […] Après on peut pas dire que je sois un expert en semis direct. […] Un amateur éclairé, ouais. » (Julien)

De même, David Forge présente ses nombreuses sources d’information : là où il prend l’information météo, les cours de matières premières, le bulletin de santé végétale, les journaux (ex : wikiagri.fr, la France agricole), Youtube, Twitter et les « échanges terrain » (en personne). Il raconte également une formation avec sa chambre d’agriculture autour de l’agriculture de conservation des sols et sa visite d’une exploitation bio dans le cadre d’un « tour de plaine » organisé par sa chambre d’agriculture. De manière générale, l’échange entre agriculteurs est une source d’information très importante. Bernard résume : « Tous les agriculteurs sont en formation continue. »

Des agriculteurs expérimentateurs

Les agriculteurs interviewés sont nombreux à parler de leurs expérimentations : « j’ai essayé telle culture, ça n’a pas marché », « j’ai essayé de diminuer de 25 % la dose de glyphosate sur une parcelle, elle a fait 50 quintaux au lieu de 75 », etc.

Des fois, l’essai est heureux, comme pour Damien, interrogé dans le cadre de mon livre sur l’agribashing, qui a testé le squash, une sorte de potimarron qu’il avait découvert en Nouvelle-Zélande. Il a constaté à l’usage que le mieux était de ne pas utiliser de pesticides :« T’as des années où il y a une pression maladie qui est plus importante. Surtout en oïdium, c’est celui-là qui nous freine davantage. Des fois, l’oïdium arrive assez tôt en cycle de végétation, qui du coup ralentit, ce qui nous pénalise sur la croissance et sur la maturité des fruits. Au début, il y a 4-5 ans, on avait essayé [de traiter]. On avait eu une grosse attaque sur quelques parcelles […] et qu’on fasse ou qu’on fasse pas, il n’y avait pas d’incidence sur les rendements. »

Un autre m’a raconté tenter de se rapprocher de l’agriculture de conservation des sols (ACS) :

« Depuis l’installation, ça a pas beaucoup évolué, parce que, assez vite, moi je suis allé mettre des couverts hivernaux. C’est-à-dire entre deux cultures, entre blé et le maïs par exemple, on implante une culture, ce que je suis en train de faire cet après-midi, pour couvrir le sol.

— Donc tu fais de l’ACS ?

— C’est pas tout à fait de l’agriculture de conservation.

En agriculture de conservation, on travaille plus du tout le sol. J’ai presque essayé, mais je suis revenu en arrière parce que je considérais que sur ma ferme ça marchait pas. […]

Lorsqu’on a des effluents d’élevage, c’est compliqué, parce qu’on a beaucoup de trafic sur les sols. On a aussi des petites parcelles […] dans les petites parcelles l’agriculture de conservation c’est compliqué aussi. De fait, on est plutôt sans labour, travail superficiel […] et on essaye de faire une couverture des sols le plus longtemps possible.  C’est [l’ACS] hyper technique à suivre. Même avec deux temps pleins à suivre ça, on aurait beaucoup de mal à y arriver. […]

On a voulu s’approcher avec un collègue de l’ACS en travaillant toujours très superficiellement. Malheureusement on s’est aperçu que nos sols se sont tassés, pis notre maïs, qui est une culture rapide, de cycle court […], n’avait plus le temps de mettre son système racinaire en place et, du coup était très sensible au stress hydrique. » (Christophe, Baumann 2021, p.25)

Igor met en place de nombreuses pratiques pour limiter son utilisation de pesticides :

« Je mélange les variétés pour limiter le risque. Il y a des pratiques agronomiques qui viennent avant. C’est comme le reste. Le désherbage: la rotation aide. […] Les insecticides c’est pareil, quand je dis que je mets les colzas loin de là où il y avait des colzas et des tournesols les années d’avant, c’est pour éviter que les altises se développent jusque-là. […] Les fongicides c’est pareil. On a plein de raisonnements. Le produit c’est la dernière étape, c’est quand tous les autres raisonnements ne marchent pas. »

Marion a réussi à se passer de fongicides pour ses céréales en mariant des espèces différentes : blé, orge, triticales … Qu’elle peut ensuite donner à son bétail.

Des agriculteurs observateurs et parcimonieux

Il ressort de tous mes entretiens que les agriculteurs traitent le moins possible et observent énormément (en fonction de leurs contraintes). C’est évidemment nécessaire pour apprendre (savoir ce qui marche ou pas), mais aussi pour voir venir les infestations ou le développement de maladies et réagir rapidement. De nombreux problèmes auxquels ils sont confrontés ont des croissances exponentielles : mauvaises herbes, champignons, insectes … Réagir rapidement est important.

C’est clairement illustré par Nicolas :

« Franchement, je traite pas parce que ça me fait plaisir, ça me coûte un bras les phyto donc si je peux éviter d’en mettre, j’évite de les mettre. Mais t’as des produits où tu sais que, si tu les mets pas, soit tu rattraperas ou soit tu rattraperas et tu te prendras en plus une gamelle. C’est ce qu’on appelle le bon sens paysan. C’est pas un plaisir de les mettre, mais tu sais que […] c’est une assurance. […]

Moins je me sers du pulvérisateur, plus je suis content. Le programme de base sur une céréale par exemple, je vais faire le désherbage, ensuite, en fonction des maladies, en fonction de l’année, je fais des fongicides, des régulateurs. Comme cette année par exemple, on a eu un mois de mars-avril plutôt froid et sec, donc j’ai pas fait de régulateur de croissante. Comme c’était froid et sec, j’ai pas fait de [premier] fongicide, parce qu’il y avait pas de maladie, par contre j’ai fait le deuxième. Par contre après, juin était pas trop pluvieux, donc j’ai pas fait le troisième. Donc sur mon blé cette année, j’ai fait qu’un désherbage, un rattrapage [désherbage] sur des chardons et un fongicide. » (Nicolas)

Ce n’est pas une tendance récente :

« On était interpelés déjà sur les produits phytosanitaires. Et c’est là que j’ai entendu pour la première fois, en 1980, […] parler d’agriculture raisonnée. […] Mais c’est vrai que j’étais déjà dans cet esprit de réduction d’intrants. Pourquoi en mettre plus quand c’est nécessaire ? Se protéger à tout-va, c’est bien, mais ça a un coût et c’est pas forcément bien pour l’utilisateur et pour le consommateur. Cette évolution-là je l’avais déjà, depuis plus de 40 ans [maintenant]. Et quand j’ai repris la ferme familiale, j’ai bien vu que mon père procédait de même, qu’il réduisait entre les préconisations qu’on pouvait lui faire, soit par les négociants ou les coopératives, il tentait de réduire systématiquement les quantités. » (Bernard)

Réactions face à l’infantilisation

Vous pouvez vous-mêmes constater régulièrement que les agriculteurs (ou para-agriculteurs) supportent mal ce mythe et le mépris qu’il porte. Ils ont par exemple récemment été beaucoup à réagir à un article appelant à une agriculture sans machine, puis à la discussion qui s’en est suivi avec l’association InPACT (@InPACTnational) :

https://twitter.com/GrainHedger/status/1424286069944684549

https://twitter.com/agritof80/status/1425006696838094883

https://twitter.com/AgriSkippy/status/1425012641089609741
https://twitter.com/PleineLa/status/1425019845406515201

https://twitter.com/agritof80/status/1425006696838094883