Glyphosate et agences sanitaires: l’affaire du plagiat (2017 – 2019)
L’affaire du plagiat qui s’est déroulée en deux volets, en 2017 et 2019, est sans doute un des épisodes les plus navrants de l’histoire récente du journalisme. Une non-affaire absolue a été montée en scandale européen par des militants, suivis par des journaux désireux de surfer sur la vague. Je vais vous présenter cette désinformation ici.
Le déroulé
Tout d’abord, il faut savoir que la question abordée n’est pas vraiment nouvelle. Tant, que le BfR avait justement publié en 2015 une FAQ (questions-reponses) l’abordant. L’agence avait répondu que le BfR avait conduit « sa propre évaluation de chaque étude ou publication scientifique et ne s’est pas reposée sur les résumés compilés par l’industrie ».
Le premier épisode: 2017
Le premier épisode se déroule en septembre 2017: plusieurs journaux européens (je crois que c’était le Guardian qui l’avait diffusé en premier) reprennent une « étude » de Helmut Burtscher-Schaden, toxicologue de l’ONG environnementaliste Global 2000, mettant en évidence que le BfR avait copié-collé plusieurs passages du dossier fourni par la Glyphosate Task Force pour la réhomologation. (archive)
Tous les articles que j’ai trouvés rapportant l’évènement reprennent le message de l’ONG :
- La Libre, « Evaluation du glyphosate : des copiés-collés qui posent question », 15/09/2017
- Le Monde, « Glyphosate : une expertise européenne biaisée » / « Glyphosate : l’expertise européenne truffée de copiés-collés de documents de Monsanto », 15/09/2017, de Stéphane Foucart
- Libération, « Glyphosate, un herbicide dans nos assiettes », 15/09/2017, l’évocation est tacite: « Un rapport publié par l’association autrichienne Global 2000 avait aussi révélé la dissimulation de preuves de la cancérogénicité du glyphosate par les autorités européennes. »
- Journal de l’environnement, « Le copié-collé au secours du glyphosate », 18/09/2017
- Le Monde, « Le copié-collé au secours du glyphosate », 25/09/2017
- Libération, « Glyphosate : Bruxelles au pied du mur », 4/10/2017
- Le Temps, « Les embarrassants secrets du glyphosate », 21/10/2017 de Yoga Yurkina
- Le Monde, « Glyphosate : révélations sur les failles de l’expertise européenne », 25/11/2017, de Stéphane Foucart et Stéphane Horel
Le BfR avait répondu au communiqué de Global 2000 de septembre:
« [En réalité, cependant, le BfR a minutieusement et en détail examinés et évalués sous sa propre responsabilité à la fois les études légalement requises des candidats ainsi que toutes les autres études pertinentes et disponibles.] »
BfR, 2017a. Glyphosate: BfR has reviewed and assessed the original studies of the applicants in depth (BfR Communication No. 028/2017)., https://mobil.bfr.bund.de/cm/349/glyphosate-bfr-has-reviewed-and-assessed-the-original-studies-of-the-applicants-in-depht.pdf
L’EFSA a également eu l’occasion de répondre à ces allégations lors de l’audience au Parlement européen (sur les Monsanto Papers) du 11 octobre 2017. Le BfR l’avait repris, ainsi que ses propres réponses à des questions posées lors de l’audience, dans deux communiqué du même jour (« European assessment of glyphosate was conducted with quality assurance and independently » et « Frequently asked questions about the « Monsanto Papers and Glyphosate » hearing at the European Parliament on 11 October 2017« ).
Néanmoins, la presse a largement ignoré, moqué ces arguments et même détourné leurs propos, comme nous le verrons plus loin.
Global 2000 avait porté plainte le 4 décembre 2017 auprès du procureur de Berlin, qui l’avait rejetée le 14 juin 2018 pour des raisons de procédure. Il ne me semble pas que l’ONG ait réitéré l’opération, ce qui laisse penser qu’il ne s’agissait qu’une action à visée communicationnelle. En France, cela donna l’occasion à Stéphane Horel de la promouvoir dans un article du Monde du 4/12/2017, « Glyphosate : les ONG portent plainte contre les agences d’expertise européennes ».
2017 bis, le premier rapport de Stefan Weber
Stefan Weber (qui s’attribue le préfixe « Dr » …) était déjà intervenu en novembre 2017 avec un rapport en allemand rendu pour le compte de Global 2000. Le BdF avait également
Le second épisode: 2019
Le rapport de 2019, sorti opportunément le 15 janvier (en même temps que plusieurs événements), sera plus largement repris (le précédent avait surtout été mis en avant par Libération et Le Monde):
- Le Monde, « Glyphosate : les autorités sanitaires ont plagié Monsanto », 15/01/2019 Stéphane Foucart
- Libération, « Glyphosate : un rapport allemand mis en cause dans le plagiat des autorités sanitaires européennes », 15/01/2019 (archive)
- De Standaard, « Advies Duits Voedselagentschap was plagiaat van industrie », 15/01/2019 Inge Ghijs
- Knack, « Studie: ‘Industrie beïnvloedde evaluatie glyfosaatvergunning' », 15/01/2019
- AFP, « Glyphosate: des eurodéputés dénoncent un vaste plagiat de Monsanto », 15/01/2019
- Le Figaro, « Glyphosate: un vaste plagiat de Monsanto dénoncé », 15/01/2019
- L’Obse, « Glyphosate : des eurodéputés dénoncent un vaste plagiat de Monsanto », 15/01/2019
- L’Humanité, « Une autorisation sous l’emprise de Monsanto », 16/01/2019
- Libération, « Glyphosate : la bataille politique européenne se poursuit », 16/01/2019, Aude Massiot
- L’écho républicain, « Entre accusation de plagiat et interdiction par la justice », 18/01/2019
- Critique dans Québec Science, « Glyphosate : le faux scandale du rapport copié-collé », 1/04/2019
Ce rapport va beaucoup plus loin que le précédent et affine l’étude, distinguant les parties où le BfR aurait mentionné ses emprunts (simples copiés-collés) et ceux où il les tait (plagiat).
Il me semble que c’est en effet une nuance qu’avait apporté le BfR dans une de ses réponses:
Pour des raisons de transparence, le Le BfR a également présenté les descriptions détaillées des études et les évaluations des candidats. Le volume 3 du RAR – pour les études toxicologiques originales – mais a ajouté ses propres commentaires (en italique). Le lecteur peut ainsi déterminer si le BfR et les demandeurs sont parvenus à des évaluations identiques ou différentes dans le cas de chaque étude individuelle.
BfR, 2017a. Glyphosate: BfR has reviewed and assessed the original studies of the applicants in depth (BfR Communication No. 028/2017). , https://mobil.bfr.bund.de/cm/349/glyphosate-bfr-has-reviewed-and-assessed-the-original-studies-of-the-applicants-in-depht.pdf
On note ici la maladresse du BfR, qui a ajouté des précisions inutiles qui semblent avoir permis aux désinformateurs de l’attaquer. La réponse n’avait en effet pas besoin d’être détaillée: c’est un avis réglementaire, pas un concours de littérature ou un examen scolaire. Je dois relire la presse pour confirmer ce point.
Nous y reviendrons plus loin.
Gros plan sur la désinformation
La question des emprunts exacts a peu d’intérêt, car elle est sans conséquence. C’est là le cœur de la présente désinformation: détourner l’attention du vrai problème … ou plutôt de son absence.
L’introuvable reproche
Un point assez extraordinaire ici est que le reproche précis n’est jamais explicité: pourquoi ce copié-collé poserait problème ? On ne sait pas. La presse va dire que cela implique une sorte de sujétion envers l’agrochimie, mais ne précise pas en quoi. Voilà par exemple pour les articles de S. Foucart (GXX est la référence, je dois encore finir ça):
- « Dans la presque totalité des cas, les études montrant des effets délétères du glyphosate sont jugées non fiables, y compris celles publiées par des revues de premier rang. […] L’affaire est d’autant plus embarrassante pour le BfR que son rapport précise que ces études sont résumées et agrémentées « des commentaires de l’État rapporteur ». Il s’agit en réalité, pour la plupart, de ceux des industriels. Les chapitres épinglés (cancérogénicité, génotoxicité et reprotoxicité) sont plus ou moins affectés par les emprunts. Les quelque quarante pages de celui sur la génotoxicité du glyphosate sont presque entièrement plagiées. » (G39)
- « [L’affaire] participe à renforcer la défiance vis-à-vis du projet européen ; elle renforce les populismes ; elle dévalue la parole d’institutions publiques censées incarner la défense de l’intérêt général et supposées opérer de la manière la plus impartiale et la plus rationnelle possible. » (G41)
- « Dans leur rapport d’évaluation du glyphosate, les experts allemands ont copié-collé, depuis le dossier soumis par Monsanto, la plus grande part des sections dévolues à l’analyse de la littérature indépendante… Sans surprise, presque toutes les études publiées dans les revues savantes ont été jugées non fiables. » (G72)
C’est qu’en fait, la presse va jouer sur le fait que le « plagiat » soit globalement réprouvé dans la vie de tous les jours et qu’on n’y réfléchisse pas trop pour véhiculer l’idée que ce serait par nature mal.
Absurde « plagiat »
Ce vide s’explique en fait facilement: l’accusation de plagiat est ici absurde.
L’absence d’infraction
L’idée même de plagiat est en l’espèce effectivement absurde. On plagie pour s’approprier le travail d’un autre. C’est un problème en matière d’art, puisque c’est une infraction au droit d’auteur ; c’est un problème à l’école, puisque cela traduit une infraction aux règles scolaires ; c’est un problème en matière de recherche évidemment aussi, quand un chercheur veut s’approprier le mérite d’un autre.
En l’espèce, il ne s’agit d’aucun de ces cas : le BfR ne cherche pas à s’approprier un mérite quelconque et la Glyphosate Task Force ne se plaindra sûrement pas de la reprise de son texte. On pourrait aussi penser au cas de l’examen scolaire, où le plagié va moins se plaindre que l’enseignant. Néanmoins, il ne s’agit pas d’un examen scolaire non plus.
L’absence de suites
Si les allégations de Weber et Burtscher-Schaden étaient fondées et qu’il y avait bien « plagiat », pourquoi le BfR n’aurait pas été pénalement condamné ? Est-ce que les pouvoirs judiciaires allemands seraient aussi « dans le coup » ?
Il faudrait aussi se poser la question des implications que cela aurait sur l’évaluation des risques en général. En effet, si ce qu’ils disent est fondé, cela voudrait dire que l’intégralité des procédures d’évaluation des risques de l’intégralité des agences sanitaires (je doute que la pratique du BfR soit unique) soient revues et seraient le signe d’une « étrange » collusion. Il faudrait, du coup, aussi savoir pourquoi d’innombrables dossiers ont été par le passé rejetés : qu’est-ce qui les auraient différenciés de ceux ayant bénéficié du pouvoir du copier-coller (je fais de mon mieux pour faire sonner cela comme quelque chose de censé, mais je ne suis pas magicien) ? Vous voyez que, dès qu’on étend un peu le cadre de l’analyse, la théorie s’effondre sur elle-même.
On retrouve, au fond, une mécanique très utilisée par les complotistes : alléguer d’un fait qui serait très choquant et ne pas le mettre en contact avec son contexte, avec lequel il est totalement incohérent. La différence est que, là, une large part de la presse institutionnelle s’est livrée à l’exercice./t
Une désinformation ahurissante
Ainsi, tout l’argumentaire repose sur ce non-dit, cette zone d’ombre : pourquoi copier-coller serait mal ? On retient cela parce que c’est un peu la règle : à l’école, dans les devoirs à rendre, dans les articles scientifiques, etc. Très rares sont ceux qui travaillent avec des agences réglementaires et connaissent ce métier.
Si on se projette dans l’activité, on comprend beaucoup mieux la pratique : vous avez des blocs de texte déjà rédigés correspondant à votre évaluation, il est logique de les reprendre sans prendre la peine de les réécrire. Si quelqu’un a marqué « les chevaux sont des animaux » et que c’est correct, à quoi bon chercher à faire preuve d’imagination en écrivant quelque chose de différent ? Il s’agit d’une évaluation des risques, pas d’un concours littéraire.
Le journaliste arrive à dissimuler cette évidence derrière l’idée que le copier-coller serait mal par nature et traduirait une négligence des autorités. C’est sur cette zone d’ombre que repose, en fait, tout son argumentaire. Les dénégations des autorités sont donc parfaitement justifiées. Cela ne les empêchera pas d’être présentées comme des arguties par les journalistes. Ce qui questionne: pourquoi ? Est-ce conforme à une pratique journalistique « normale » ?
S’agissant de S. Foucart et S.Horel (voir, nous savons à quoi nous en tenir, mais les autres ?