Il s’agit d’une partie du livre « Stéphane Foucart et les néonicotinoïdes. Le Monde et la désinformation 1 » dans laquelle nous montrons que le journaliste désinforme (= écrit des choses fausses ou induisant en erreur) très largement sur le sujet étudié. L’un des mythes qu’il développe s’appuie sur l’idée que la réponse réglementaire contre les NNI aurait été retardée par l’influence de l’industrie.


L’auteur va plusieurs fois insinuer ou affirmer que c’est grâce aux mêmes pratiques que celles utilisées par l’industrie du tabac que l’industrie agrochimique aurait réussi à retarder l’interdiction des NNI.

La malhonnêteté de l’industrie du tabac

L’industrie cigarettière a utilisé de nombreux stratagèmes pour retarder autant que possible la reconnaissance du caractère cancérigène du tabagisme, puis du tabagisme passif. Cela a été révélé en 1998, lorsque la justice américaine a condamné l’industrie du tabac à diffuser ses documents internes. Un rapport de l’OMS publié en 2000 a notamment dénoncé les pressions de l’industrie du tabac :

« Le contenu des documents de l’industrie du tabac révèle que les cigarettiers ont agi pendant de nombreuses années dans le but délibéré de contrer les efforts déployés par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour lutter contre le tabagisme. Cette action subversive a été très complexe, a bénéficié d’un financement important et est généralement restée invisible. »

Zeltener et coll. 2000

Ces pratiques auraient notamment consisté en des campagnes de communication visant à discréditer l’OMS :

« Les documents montrent que les cigarettiers ont plutôt cherché à détourner l’attention des grands problèmes de santé publique, à réduire les budgets consacrés aux activités décisionnelles et scientifiques de l’OMS, à dresser d’autres institutions des Nations Unies contre l’OMS, à convaincre les pays en développement que le programme de lutte antitabac de l’OMS était un programme en faveur des pays industrialisés mis en œuvre aux dépens des pays en développement, à déformer les résultats d’importantes études scientifiques sur le tabac et à discréditer l’OMS en tant qu’institution. »

Zeltener et coll. 2000

L’industrie se dissimulait souvent derrière « divers organismes à vocation pseudo-universitaire, de politique publique ou d’affaires prétendument indépendants ». Les auteurs décrivent en détail de telles pratiques sur 22 pages. Je vous encourage à lire le document, c’est vraiment terrifiant. Voici simplement deux extraits :

« Si nous parvenons à manipuler la presse, nous pourrons, pour la première fois, susciter une controverse dans des domaines dans lesquels l’opinion publique a l’impression qu’il n’en existe aucune. Cela demande bien sûr de pouvoir s’assurer le concours de scientifiques de haut niveau … il est évident que l’industrie ne peut pas [sic] apparaître comme parrainant l’activité ou finançant les voyages des participants. Cela devra se faire par des dons à des fondations ou des institutions indépendantes … » (un industriel) […]

Les cigarettiers ont travaillé à l’adoption de normes épidémiologiques qui empêcheraient les gouvernements de se fonder sur l’étude du CIRC et se sont employés à constituer une coalition scientifique solide prétendument indépendante destinée à promouvoir les intérêts de l’industrie du tabac au plan législatif en contestant l’utilisation de certains types d’études comme base de l’élaboration de politiques. »

Zeltener et coll. 2000

Les pratiques de l’industrie du tabac ont également été extensivement dénoncées dans « Golden Holocaust » de Robert Proctor et « Les Marchands de doute. Comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme ou le réchauffement climatique » de Naomi Oreskes et Erik M. Conway. Elles ont également été reconnues par la justice et abouti à de très lourdes condamnations.

L’extension implicite aux industries agrochimiques

S. Foucart insinue que les industries agrochimiques auraient les mêmes pratiques que celles qu’auraient eu l’industrie du tabac pour renforcer son discours sur l’influence de l’industrie. Voici quelques exemples :

« On cherche, en vain, les mots « agriculture », « pratiques agricoles »… On se frotte les yeux. C’est un peu comme si une étude épidémiologique sur les causes du cancer du poumon avait non seulement omis de questionner les participants sur leur consommation de tabac mais que, de surcroît, les mots « cigarette » ou « tabagisme » aient été exclus de son compte rendu. […] Cette pudeur sémantique rappelle celle des vieilles études financées par les cigarettiers américains, qui attribuaient d’abord le cancer du poumon à la pollution atmosphérique, au radon, aux prédispositions génétiques et, éventuellement, au… « mode de vie » – c’est-à-dire à la cigarette. » (16)

« Bref, c’est un peu comme si on évaluait le risque tabagique en faisant fumer à des cobayes une cigarette par an. » (39)

« Ainsi, 2003 aurait pu marquer le début de la fin de la controverse. Mais ce ne fut pas le cas. Les sociétés agrochimiques utilisèrent la boîte à outils des cigarettiers pour retourner la science contre elle-même et semer le doute. Faire de la rigueur et de la recherche d’exactitude des instruments pour retarder le plus possible la prise de conscience des risques. » (45)

« Je pense qu’il serait très exagéré de dire que les lobbies ont infiltré la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). Mais il est exact que parmi les auteurs-clés du premier rapport de cet organisme, qui portait précisément sur les pollinisateurs et leur déclin, on trouvait une salariée de l’industriel Syngenta. Des chercheurs ont d’ailleurs vivement protesté, dans la revue Nature, contre cet évident conflit d’intérêts – et ce d’autant plus que la scientifique en question était, au moment de sa participation aux travaux de l’IPBES, au centre d’une intense controverse scientifique. Il est impossible de déterminer l’impact qu’a eu, au final, la participation de cette personne au travail de l’IPBES, mais les travaux d’histoire des sciences menés sur les stratégies d’influence de l’industrie du tabac – en particulier ceux de l’historien des sciences américain Robert Proctor (Université Stanford) – montre que la participation, à des travaux d’expertise, de chercheurs en conflit d’intérêts a pour effet de biaiser ses conclusions. » (57)

Une insinuation renforcée par des références fréquentes

Il renforce ce lien en faisant fréquemment référence au tabac :

« Pour comprendre, il peut être utile de faire une petite expérience de pensée. Prenez un groupe d’hommes jeunes, en bonne santé. Assurez-vous qu’ils pèsent tous environ 70 kg. Puis enfermez-les pendant deux jours et contraignez-les à fumer suffisamment de cigarettes pour obtenir la mort de la moitié d’entre eux. Relevez la quantité de cigarettes inhalées pour parvenir à ce résultat : vous venez d’obtenir ce que les toxicologues nomment la « dose létale 50 » sur quarante-huit heures (ou DL50-48 heures). C’est la quantité d’un toxique qui, administrée sur une période de deux jours, a une chance sur deux de tuer un individu. En se fondant sur la seule toxicité de la nicotine, il est vraisemblable que la DL50-48 heures de la cigarette blonde soit de l’ordre de cent cinquante paquets par individu. Divisez ensuite cette quantité par dix. À ce stade, vous ignorez encore à quoi correspond le résultat obtenu (c’est-à-dire quinze paquets).

À rien ? Détrompez-vous : l’expérience et le calcul que vous venez de conduire vous apportent la « preuve scientifique » que la cigarette est un produit à « faible risque » pour les humains, pour peu que sa consommation demeure sous le seuil de quinze paquets quotidiens. A cinq paquets de blondes par jour, vous êtes donc très largement en deçà du seuil de risque. » (11)

« Par exemple, une étude épidémiologique relevant la proportion de fumeurs touchés par un cancer du poumon ne permet pas, en elle-même, d’établir un lien de causalité entre la cigarette et la maladie. Mais cela ne signifie pas que ce lien de causalité n’existe pas. » (44)

« Ainsi, la décision européenne d’interdire ces trois « néonics » intervient alors que les dégâts qu’ils ont causés sont immenses et sans doute déjà partiellement irréversibles. Un peu comme un médecin qui attendrait de diagnostiquer un cancer du poumon pour conseiller à ses patients d’arrêter de fumer. Ou de changer de marque de cigarettes. » (45)

Comme nous l’avons montré, ce parallèle est indéfendable : il n’y a pas sur les effets des NNI le consensus qu’il y avait sur le tabac et l’influence dénoncée est ridicule. Le journaliste n’apporte que des éléments ponctuels qui pourraient y faire penser : il ne s’agit que d’une logique d’évocation (« cela ressemble à ») et non de démonstration. C’est une technique de manipulation ayant pour objet de dissimuler la faiblesse des éléments qu’il relève et renforcer la fable qu’il invente : « il y aurait un consensus scientifique (comme cela avait été le cas sur le tabac) » ; « il y aurait des pratiques d’influence (comme celles mises en œuvre par l’industrie du tabac) ».

Ainsi, S. Foucart construit son argumentaire autour de la tardiveté de la réponse réglementaire contre les NNI sur l’invention d’un consensus scientifique et d’une influence ; invention qu’il renforce par des références explicites ou implicites aux pratiques de l’industrie du tabac.

Bibliographie de partie:

  • Zeltener, T., D.A. Kesseler, A. Martiny, and F. Randera. “« Les Stratégies Utilisées Par l’industrie Du Tabac Pour Contrer Les Activités de Lutte Antitabac à l’Organisation Mondiale de La Santé. ».” Résumé d’orientation. Rapport du Comité d’experts sur les documents de l’industrie du tabac. OMS, juillet 2000.