2.III.2. Du pragmatique à l’hygiéniste
Il s’agit d’une partie du livre « Stéphane Foucart et les néonicotinoïdes. Le Monde et la désinformation 1 » dans laquelle nous montrons que le journaliste désinforme (= écrit des choses fausses ou induisant en erreur) très largement sur le sujet étudié. Plus précisément, nous montrons que sa présentation de l’interdiction des NNI sur betteraves comme d’une évidence est très trompeuse.
Le journaliste défend ce consensus grâce à la technique du passage d’une logique pragmatique (qui se fonde dans son principe sur les données scientifiques, avec une logique de doses), à une logique que je qualifie d’hygiéniste, car il ne s’agit plus que de défendre la pureté absolue de la nature face à la contamination (il ne s’agit plus alors que d’une logique de présence). En l’espèce, il fait une glissade de « les NNI sont dangereux » à « il ne faut plus aucun NNI dans l’environnement ».
a. L’article du 12 août 2020 (64)
L’article du 12 août 2020, « Avec ou sans floraison, les néonicotinoïdes représentent des risques pour les pollinisateurs » (64), illustre parfaitement cette mécanique.
L’auteur réagit à un communiqué du ministère de l’Agriculture annonçant la réintroduction des NNI sur betteraves. Ce succès reposerait « largement sur un argument de bon sens apparent : la betterave à sucre étant récoltée avant floraison, elle ne constitue pas une culture attractive pour les abeilles et les pollinisateurs. Le traitement de la betterave par enrobage de semences serait donc sans risque pour ces insectes. »
En réalité, la décision du ministère reposait sur l’idée qu’en l’absence de pollinisation, les dégâts causés par les NNI étaient inférieurs aux dégâts causés par leur interdiction. Une logique pragmatique donc. Néanmoins, le journaliste affirme que cette décision serait fondée sur le fait que l’enrobage serait « sans risque » pour les abeilles, ce qui dans le sens courant veut dire « sans effet négatif ». On passe d’une logique pragmatique (« Il faut interdire si les effets négatifs des NNI sont trop élevés ») à une logique hygiéniste (« Il faut interdire si les NNI ont le moindre effet négatifs »). Une fois qu’il a fixé cet axe, il l’élabore sur le reste de l’article.
Notez que pour renforcer cette glissade, il va faire référence aux travaux de l’EFSA en neutralisant les objections qu’ils soulèvent :
« Ces phénomènes ne relèvent pas de science marginale : ils ont été pris en compte par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) dans son expertise de 2018 sur les « néonics ». Les conclusions de l’EFSA – agence peu suspecte de menées écologistes – avaient conduit à l’interdiction des principaux néonicotinoïdes en Europe, dans tous leurs usages. S’agissant de la betterave à sucre traitée aux néonics, l’EFSA a jugé « faibles » les risques liés à l’eau de guttation, mais des travaux académiques indépendants de l’industrie manquent sur le sujet. Quant à la contamination de l’environnement autour des parcelles de betteraves traitées, l’agence européenne n’a pu conclure à l’absence de risque pour les bourdons et les abeilles solitaires, faute de données. » (64)
Sur l’effet de la guttation, on retrouve la conception qu’a le journaliste de la « bonne science » : les travaux avec le moindre lien avec l’industrie n’auraient aucune valeur scientifique. Notez qu’il pose son opinion comme « valant » davantage que l’avis de l’EFSA. Il présente implicitement les risques « faibles » comme suffisants pour justifier l’interdiction alors que ce vocabulaire veut, en fait, dans le sens où l’utilise l’EFSA, dire le contraire.
L’absence de données sur la contamination en dehors de la parcelle traitée est surprenante, vu que l’auteur nous présente toujours le sujet comme étant bien connu (ex: sa présentation de Henry et coll. 2015 et de Botias et coll. 2015 (27)). Pourquoi devrait-on, sur le sujet, considérer l’avis d’un journaliste (et de quelques chercheurs ?) comme supérieur à celui d’une agence sanitaire ? Il insinue que l’absence de données justifierait une interdiction la plus absolue possible. Cela ignore totalement les enjeux de la réglementation sanitaire que nous avons présentés précédemment (I. de ce chapitre).
b. « Les poissons, ça ne va pas butiner dans les rizières. »
Un autre argument, développé dans l’article (66), reprend l’étude de Yamamuro (et coll. 2019) observant une corrélation très forte entre l’utilisation de NNI dans des rizières et l’effondrement des populations de deux poissons dans un lac voisin.
Le journaliste tisse le parallèle entre ce cas et celui des betteraves, concluant :
« Ainsi, pendant tout ce temps, si les pêcheurs du Shinji s’étaient plaints à leur ministre de tutelle des pratiques de leurs voisins riziculteurs, on leur aurait sans doute répondu avec assurance que leurs inquiétudes étaient infondées. C’est bien connu : « Les poissons, ça ne va pas butiner dans les rizières. » » (66)
Il fait référence aux plaintes que les apiculteurs auraient adressées au ministère alertant de l’effet des NNI dès 1994 (54) et à l’argument selon lequel « les abeilles ne vont pas butiner dans les betteraves » (qui sont récoltées avant floraison). Ainsi, le message de l’article est le suivant : l’effet de l’utilisation des NNI sur betteraves est le même sur les pollinisateurs (ou comparable) que celui de l’utilisation des NNI dans les rizières japonaises étudiées par Yamamuro et coll. (2019). Vous voyez la force de l’insinuation : ce lien n’est en aucune façon démontré, est absurde (on parle de rizières qui donnent sur un lac, l’eau est donc omniprésente), mais il apparaît tout de même crédible par la dérision et la rhétorique. On passe d’une logique pragmatique, l’étude scientifique qui semble tenir debout (au contraire de celle de Hallman et coll. 2017 dont les failles sont béantes), à une logique hygiéniste : puisqu’il est possible que les NNI aient un effet hors pollinisation, il faut les interdire.
Bibliographie de partie:
- Botías, Cristina, Arthur David, Julia Horwood, Alaa Abdul-Sada, Elizabeth Nicholls, Elizabeth Hill, and Dave Goulson. “Neonicotinoid Residues in Wildflowers, a Potential Route of Chronic Exposure for Bees.” Environmental Science & Technology 49, no. 21 (November 3, 2015): 12731–40. https://doi.org/10.1021/acs.est.5b03459.
- Henry, Mickaël, Nicolas Cerrutti, Pierrick Aupinel, Axel Decourtye, Mélanie Gayrard, Jean-François Odoux, Aurélien Pissard, Charlotte Rüger, and Vincent Bretagnolle. “Reconciling Laboratory and Field Assessments of Neonicotinoid Toxicity to Honeybees.” Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences 282, no. 1819 (November 22, 2015): 20152110. https://doi.org/10.1098/rspb.2015.2110.
- Yamamuro, M., Komuro, T., Kamiya, H., Kato, T., Hasegawa, H., Kameda, Y., 2019. Neonicotinoids disrupt aquatic food webs and decrease fishery yields. Science 366, 620–623. https://doi.org/10.1126/science.aax3442