Il s’agit d’une partie du livre « Stéphane Foucart et les néonicotinoïdes. Le Monde et la désinformation 1 » dans laquelle nous montrons que le journaliste désinforme (= écrit des choses fausses ou induisant en erreur) très largement sur le sujet étudié. Plus spécifiquement, nous montrons ici comment il neutralise la parole des agriculteurs pour faire passer son image trompeuse des NNI et de l’agriculture, présentée dans le 2.I.1 et le 2.I.2.


Les agriculteurs seraient pris au piège du « modèle industriel » en raison, notamment de l’incitation des coopératives et des conseils à promouvoir l’utilisation de pesticides.

L’explication : la fable du modèle agricole

Pour expliquer pourquoi plus d’agriculteurs n’adhèrent pas aux pratiques testées par L. Furlan en Italie, le journaliste écrit :

« L’expérience italienne semble presque trop belle, trop facile. D’autant que les agriculteurs dépensent en traitements des sommes rondelettes… Pourquoi une telle initiative a-t-elle attendu trente ans avant de voir le jour ?« En Italie, les sociétés qui assurent le conseil technique aux agriculteurs sont aussi celles qui leur vendent les pesticides, répond Lorenzo Furlan. Et on leur répète en permanence qu’ils perdront leur récolte s’ils n’utilisent pas ces produits… » Le même constat vaut pour la France : tous les rapports parlementaires rendus sur le sujet mettent en avant ce conflit d’intérêts institutionnel qui tire mécaniquement vers le haut l’utilisation des phytosanitaires. En France, ce sont les coopératives agricoles qui sont les maîtres du jeu. » (37)

« La revue de littérature conduite par les chercheurs pose question : pourquoi les agriculteurs engagent-ils des sommes importantes pour des produits chimiques la plupart du temps inutiles ?« La raison est un conflit d’intérêts structurel : le conseil technique aux agriculteurs est assuré par ceux qui leur vendent les traitements pesticides, résume M. Bonmatin. Si ces conseils étaient prodigués par des agronomes indépendants, la situation serait très différente. » » (40)

Notez l’articulation avec l’étude de L. Furlan (dont nous avons montré qu’elle n’avait aucune valeur scientifique) et l’idée de l’inutilité des NNI. Cette dernière ne peut pas exister sans cette histoire. Cette idée est « continuée » par une citation d’un représentant de l’UNAF :

« Mais les agriculteurs n’ont guère le choix : il leur est devenu bien difficile de se procurer des semences qui ne soient pas enrobées de pesticides – dont ils ne connaissent pas forcément la teneur. Aujourd’hui, les coopératives, auxquelles trois quarts d’entre eux adhérent, vendent 70 % des semences présentées comme de véritables « garanties tous risques » et leur dictent leur façon de procéder. « Les agriculteurs dépendent des coopératives et les coopératives dépendent des pesticides », résume-t-on à l’UNAF. » (36)

Ces éléments s’inscrivent au sein d’un discours récurrent : il y aurait un « modèle » d’agriculture « industriel », « dominant », qui s’opposerait à l’agriculture biologique. Cette idée est détaillée dans l’article sur le « paradoxe de la reine rouge » :

« En réalité, le modèle agricole dominant semble sujet au paradoxe de la Reine rouge. Dans une scène fameuse du livre de Lewis Caroll De l’autre côté du miroir, la Reine rouge explique à Alice que, dans le monde où elle a atterri, il faut sans cesse accélérer pour rester immobile. L’agriculture est lancée dans une semblable course effrénée au surplace. À mesure que le temps passe, chaque nouvelle innovation produit des effets bénéfiques toujours plus faibles et des dégâts toujours plus importants, qui sont à leur tour corrigés par d’autres innovations, venant elles aussi avec leurs externalités… Résultat : les rendements ne stagnent qu’au prix d’une escalade chimique et technique sans fin. » (27)

Une histoire à plusieurs mains

Notez que, si nous avons parlé de S. Foucart, cette histoire est en fait assez largement reprise. On la retrouve dans l’introduction du WIA de la Task Force on Systemic Pesticides (TFSP) :

« [Si les pesticides systémiques peuvent être hautement effectifs pour tuer les nuisibles, il y a des preuves claires de plusieurs systèmes agricoles que l’usage actuel des néonicotinoïdes n’est pas nécessaire, apportant peu ou pas de bénéfices de rendements. Les compagnes agrochimiques sont actuellement la source principale de conseil agronomique disponible aux fermiers, une situation qui conduit probablement à l’utilisation excessive et inappropriée de pesticides.] »

van Lexmond et coll., 2015, p.3

C’est donc une histoire écrite à plusieurs mains.

Une histoire douteuse

Tout d’abord, on observe que l’auteur ne se fonde, pour affirmer cela, que sur des opinions. Les chercheurs en question ne présentent aucune étude fondant leurs propos. Pourtant il y a plusieurs sous-entendus qui semblent discutables :

  • Les pesticides seraient de plus en plus toxiques et l’industrie agrochimique pousserait en ce sens.
  • Les agriculteurs feraient l’essentiel de leurs choix phytosanitaires sur les conseils de vendeurs de pesticides. Quid des revues spécialisées ? Des logiciels d’aide à la décision ? Des coopératives agricoles ? Des groupes de réflexion ? Des collègues ? Des chambres d’agriculture ?
  • Dans l’hypothèse audacieuse où ce serait le cas, qu’est-ce qui empêcherait les agriculteurs de changer de prestataire en fonction des résultats ? Tous les métiers de conseils (médecins, avocats, etc.) ont une « prime à l’inefficacité » : souvent, moins ils sont efficaces, plus ils sont nécessaires. Cela se résout simplement d’une part du fait de l’intégrité professionnelle [Il faut le rappeler, cela se déduit notamment des travaux de la psychopathologie du travail (Yves Clot, Marie-Anne Dujarier, Christophe Dejours, etc.) : les gens veulent en général « bien » faire leur travail, avec des critères de qualité qui peuvent même entrer en conflit avec ceux de leur management.] et d’autre part en raison de la concurrence : la personne mal conseillée va simplement arrêter de travailler avec le consultant malhonnête (et probablement en dire du mal autour d’elle).
  • Dans l’hypothèse audacieuse où il y aurait bien une influence, celle-ci serait telle qu’elle fasse exploser la demande de pesticides ?

En effet, c’est bien de la consommation globale de néonicotinoïdes dont le journaliste parle ici. Il faudrait donc une emprise énorme qui ait pour objet spécifique de vendre précisément ces pesticides-là. Il faudrait, en plus, que cette emprise permette de dissimuler les soi-disant alternatives dont l’auteur nous vante les mérites. Si le modèle vanté était si vertueux, pourquoi n’est-il pas plus connu ? Rien n’empêche le bouche-à-oreille et il y a de très nombreux réseaux d’agriculteurs. Si cela fonctionnait, la pratique ferait « tache d’huile » rapidement.

Le simple fait qu’il n’y ait aucune source pour des éléments évidemment douteux suffit à montrer qu’il y a, ici, manipulation. Toutefois, j’ai tenu à aller plus loin et d’approfondir le sujet en interrogeant des agriculteurs.


Bibliographie de partie:

  • Lexmond, Maarten Bijleveld van, Jean-Marc Bonmatin, Dave Goulson, and Dominique A. Noome. “Worldwide Integrated Assessment on Systemic Pesticides.” Environmental Science and Pollution Research 22, no. 1 (January 1, 2015): 1–4. https://doi.org/10.1007/s11356-014-3220-1.