3.IV. Double standard
Il s’agit d’une partie du livre « Stéphane Foucart et les néonicotinoïdes. Le Monde et la désinformation 1 » dans laquelle nous présentons une des techniques de manipulation de l’information souvent utilisée par le journaliste.
Double standard est une expression décrivant le fait de traiter différemment deux situations semblables. Cette technique est utilisée par S. Foucart pour marquer les « gentils » et les « méchants » de son histoire, même en l’absence de tout élément objectif les distinguant. Il l’utilise surtout d’une part pour présenter sous un jour positif les pressions des ONG et des politiciens favorables à ses idées ; et d’autre part dans sa présentation des conflits d’intérêts.
3.IV.1. Les bonnes et les mauvaises pressions
Foucart présente sous un angle différent les pressions selon qu’elles viennent de militants ou d’entreprises. Cette différence est parfaitement illustrée par cette seule phrase :
« Le vote s’est déroulé dans un contexte de vive tension, entre lobbying intense des firmes agrochimiques et forte mobilisation du secteur apicole. » (8)
L’action des entreprises est un « lobbying intense », alors que l’action du secteur apicole est une « forte mobilisation ». Le premier renvoie à l’idée de tractations occultes, le second à un élan populaire … De même, il écrit que, dans le cadre du vote sur le moratoire de 2013 :
« Cette fois, l’expertise européenne a été l’objet d’intenses pressions. Plusieurs courriers adressés par Syngenta à la direction générale de l’EFSA, rendus publics par l’organisation non gouvernementale Corporate Europe Observatory (CEO), montrent que l’agrochimiste suisse a exigé, en vain, des amendements à la position de l’EFSA, allant jusqu’à menacer certains de ses responsables de poursuites : « Nous vous demandons de confirmer formellement que vous rectifierez le communiqué d’ici à 11 heures, écrivent des cadres de Syngenta à une responsable de l’EFSA, le 15 janvier. Sinon, vous comprendrez que nous considérions des options légales. » [NdA : Notez qu’il laisse entendre qu’ils seraient menacés personnellement, alors qu’ils annoncent simplement qu’ils utiliseront leurs voies de recours contre les décisions contestées …]
De l’autre côté, une mobilisation considérable a été organisée par les syndicats apicoles, ainsi que des mouvements écologistes comme Greenpeace ou Pesticide Action Network. L’ONG Avaaz se targue, elle, d’avoir obtenu plus de deux millions et demi de signatures pour l’interdiction des néonicotinoïdes. » (8)
Ainsi, d’une part envoyer des courriers et menacer de « considérer des options légales » (ce qui veut dire « lancer des recours » contre la décision administrative, soit l’une des choses les plus ordinaires du monde) seraient « d’intenses pressions », qui pèseraient indûment sur les épaules de l’agence … Au contraire, les pressions des organisations politiques sont présentées comme légitimes. Il y aurait les « mauvaises » pressions, celles de l’industrie et qui se produiraient malgré l’absence de transparence, et les « bonnes » pressions, celles de la politique et des ONG et qui auraient besoin de la transparence pour s’exercer. Voici quelques autres exemples de pressions d’organisations écologistes, toujours présentées de manière très positive. Par exemple, à propos de discussions autour d’interdiction de NNI en 2015 :
« Le gouvernement est, sur le sujet, poussé par le volontarisme de certains parlementaires, mais aussi par une mobilisation croissante de la société civile. Lancée fin avril par la Fondation Nicolas Hulot et l’association Générations futures, une pétition demandant le retrait des « néonics » a recueilli quelque 50 000 signatures en trois semaines. » (22)
Sur la réautorisation des NNI en 2020 :
« C’est sous une forte pression de la société civile que les députés devaient commencer, lundi 5 octobre, l’examen en séance du projet de loi autorisant le retour partiel des pesticides néonicotinoïdes, interdits depuis 2018 pour les risques qu’ils présentent sur la biodiversité en général et les abeilles en particulier. La veille, interrogé par Le Journal du dimanche, l’ancien ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, a appelé sans détour les députés « à ne pas voter [ce projet de] loi ».
Dans la même édition du JDD, une trentaine d’organisations de défense de l’environnement et de syndicats agricoles, parmi lesquelles le WWF, Greenpeace, la Ligue de protection des oiseaux ou encore la Confédération paysanne, ont fait passer le même message à la représentation nationale : « Demain, votre vote vous engagera, au présent et vis-à-vis des Générations futures. En pleine urgence sanitaire et écologique, les Français.e.s, leurs enfants et petits-enfants jugeront de votre volonté de privilégier – ou non – leur santé et l’environnement. » » (68)
Notez que sa critique très forte des pressions qu’exercerait l’industrie agrochimique se combine assez mal avec ses demandes relatives à plus de transparence, qu’il émet à plusieurs reprises directement (51) ou à travers l’association Pollinis. (48) En effet, s’il était cohérent, il défendrait justement l’anonymat des décideurs, pour interdire à l’industrie de faire pression sur eux. On peut se demander s’il ne regrette pas, au contraire, que les ONG ne puissent pas exercer des pressions plus assidues et plus personnelles sur les institutions …
3.IV.2. Conception extensive des conflits d’intérêts
L’auteur a une conception extrêmement extensive des conflits d’intérêts dès qu’il s’agit de l’industrie agrochimique et basiquement inexistante en dehors. Au final, tous les scientifiques travaillant de près ou de (très) loin avec les industriels seraient présumés être compromis et les autres d’une intégrité impeccable. À l’inverse, il présente les scientifiques publics qu’il reconnaît comme n’ayant pas de conflits d’intérêts comme irréprochables et ayant une crédibilité supérieure. Cela, alors qu’aucune différence concrète n’est démontrée. Il s’en sert en fait pour nier la parole de certains scientifiques et adouber celles de ceux dont le discours s’accorde avec ce qu’il dit.
a. Les « mauvais scientifiques »
Les « mauvais » scientifiques sont assez clairement (même si cela reste implicite) définis dans le passage suivant :
« Au cours de sa dernière conférence, fin 2011 à Wageningen (Pays-Bas), sept nouveaux groupes de travail ont été constitués sur la question des effets des pesticides sur les abeilles, tous dominés par des chercheurs en situation de conflits d’intérêts. La participation d’experts employés par des firmes agrochimiques ou les laboratoires privés sous contrat avec elles, y oscille entre 50 % et 75 %. » (2)
Tous les chercheurs employés « par des firmes agrochimiques ou les laboratoires privés sous contrat avec elles » seraient en « conflit d’intérêts ». C’est absurde : un contrat de travail n’est pas une sorte de pacte de servitude absolue.
Plus largement, tous les travaux auxquels ils participeraient seraient affectés de cette empreinte et donc suspects d’être « sous influence » de l’industrie et volontairement biaisés. C’est notamment ce qui ressort de ses commentaires autour du rapport de l’UICN (16) (17), de l’IPBES (25)
C’est assez clair dans ce passage :
« Un enfant de cours élémentaire peut comprendre la supercherie en quelques minutes. Mais il aura fallu attendre près de quinze ans de déclin de l’apiculture, les premiers indices d’un effondrement massif de l’ensemble de l’entomofaune et les protestations de la société civile et de parlementaires, pour que l’exécutif européen s’interroge sur l’intégrité des procédures d’évaluation du risque, et demande à l’EFSA d’y regarder de plus près…
Et ce n’est là qu’un exemple : d’autres protocoles d’évaluation des risques pour les abeilles, aujourd’hui remis en cause, estimaient les tests de toxicité chronique non nécessaires, considéraient comme acceptable la perte de 30 % à 50 % du couvain, etc.
Comment est-ce possible ? Ce n’est pas très compliqué : ces protocoles ont été conçus par des groupes d’experts noyautés par l’industrie agrochimique. Dans un rapport publié cette semaine, Pesticide Action Network (PAN) et Générations futures suggèrent que cet exemple n’est pas isolé. Il relève, au contraire, d’une norme. Les deux ONG ont passé en revue douze méthodes ou pratiques standards, utilisées par les agences d’expertise publiques pour évaluer les risques sanitaires ou environnementaux des « phytos ». Résultat : dans 92 % des cas examinés, les techniques en question ont été codéveloppées par les industriels concernés, directement ou indirectement. » (39)
La seule présence de personnes liées aux industriels permettrait d’expliquer l’ampleur des failles des protocoles d’évaluation. De même, il écrit, autour des discussions sur la réautorisation des NNI sur betteraves en 2020 :
« S’agissant de la betterave à sucre traitée aux néonics, l’EFSA a jugé « faibles » les risques liés à l’eau de guttation, mais des travaux académiques indépendants de l’industrie manquent sur le sujet. » (64)
Les travaux vaguement liés à l’industrie n’auraient donc aucune valeur.
b. Les « bons scientifiques »
En face, les scientifiques ne travaillant pas avec l’industrie seraient d’une intégrité irréprochable :
« Si elle doit nous consterner, cette noire semaine ne doit pourtant pas faire oublier que nombre de scientifiques issus des organismes de recherche publics ou des universités participent à des groupes d’experts avec la volonté sincère de mettre leur savoir au service de la société. Et qu’ils le font sans reconnaissance, au détriment de leur propre activité de recherche, donc de leur carrière. » (21)
Les scientifiques affiliés à d’autres entités n’auraient donc, par définition, pas « la volonté sincère de mettre leur savoir au service de la société » … On voit presque explicitement qui sont les « gentils » et les « méchants » …
Pourtant, il y a de nombreuses façons de monétiser sa position de chercheur par le militantisme. Par exemple, G-E. Séralini, chercheur d’un établissement public, avait organisé une opération de communication autour de son étude observant, selon ses allégations, un effet cancérigène d’un maïs OGM. Il avait envoyé l’information à plusieurs journaux en leur imposant de ne pas consulter de chercheurs. Toute la presse s’est fait l’écho de l’étude, reprenant unanimement ses conclusions. Il a ainsi eu beaucoup d’exposition pour sur son livre, celui de Corinne Lepage et un film sur son étude, qui sont tous sortis dans la foulée. Je ne sais pas si vous vous rendez compte : on parle d’un FILM. Ce n’est pas trois francs six sous, ce sont des dizaines ou centaines de milliers d’euros qui sont en jeu.
La communauté scientifique a prouvé que son étude ne montrait rien du tout et ses conclusions ont été infirmées par des études à grande échelle. Il n’a eu, à ma connaissance, aucune sanction pour cette terrifiante imposture scientifique et pu financer et réaliser par la suite nombreuses autres recherches.
Plus largement, je détaille les nombreux modèles d’affaires qui peuvent rétribuer le militantisme dans Le cancer militant (Baumann 2021a) et Agribashing (Baumann 2021b). Notez que parmi ces acteurs potentiellement intéressés, on trouve les journaux, qui gagnent une audience nombreuse et réactive, idéale pour rendre viral un contenu …
Dès lors, si S. Foucart était cohérent, il ne citerait aucun scientifique …